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Mes petits cailloux

Parce que je préfère qu'ils soient lus dans l'ordre où ils ont été écrits, ces billets sont présentés dans l'ordre chronologique de leur rédaction, soit de 2006:46 Fille à 1960:00 Jésus et moi.

Après ce billet évoquant ma naissance, j'ai ensuite choisi de rebrousser chemin et c'est ainsi qu'après 1960:00 Jésus et moi j'ai poursuivi avec 00:1960 Garçon et que je remonte actuellement les années qui me mèneront de nouveau à aujourd'hui.

Fil des billets

vendredi 24 novembre 2006

1989:29 murs

9 novembre 1989. Un mur tombe pendant que nous achetons les nôtres, un appartement pour trois et bientôt nous l'espérons pour quatre. Des murs qui feront de nous des salauds de propriétaires, parce qu'on vieillit aussi – et peut-être que pour le coup on vieillit bien parce qu'est-ce que ça veut rien dire cette histoire hein, vous connaissez le prix des loyers en région parisienne ?

Un mur tombe et c'est fascinant ; je passe la nuit devant la télévision, la gorge serrée par l'émotion. L'euphorie des jeunes et moins jeunes juchés sur son faîte pour le jeter à terre, les joyeux cris d'encouragement, des gens qui ne se connaissent pas et tombent dans les bras les uns des autres en pleurant et de vraies retrouvailles, ces images, je les ai déjà vues dans des documentaires, ce sont les mêmes qu'à la Libération. C'est là aussi la fin d'une guerre. Good bye Lenin ! A quelques mois près, je suis pratiquement née avec le « mur de la honte ». Pas une semaine depuis que je suis assez grande pour comprendre ne s'est écoulée sans que j'entende à la radio ou à la télévision le récit d'une tentative de franchissement heureuse ou malheureuse.

Sur la place Tiananmen, en avril de cette même année 1989 un homme se dresse contre les chars, Bush (le père), déclarait la Guerre froide terminée tandis que partout dans les pays de l'Est les dictatures s'effondrent, Vaclav Havel est élu en Tchécoslovaquie, le Dalaï Lama reçoit le prix Nobel de la Paix, la fin de l'Apartheid frémit en Afrique du Sud, Pinochet a déjà un pied dehors. C'est sans doute l'une des années où j'ai le plus cultivé l'espoir de voir tous les murs tomber un jour.

Ha ha.

Un mur tombe mais certains ont horreur du sans-mur alors ils en referont un, onze ans plus tard, là-bas au loin et celui-là aussi fait honte.

dimanche 26 novembre 2006

1988:28 les experts

Marseille, maternité La Belle de Mai, 12 septembre 1988, 6h10 : c'est un garçon ! On l'a posé dans une bassine un berceau transparent à côté de moi et je le regarde, éberluée. Non, je vous assure, en vrai ça fait pas du tout pareil que comme on se l'imagine et pas du tout pareil non plus que ceux des autres. Mon compagnon, qui prétend pourtant avoir lu Freud et Lacan, a dû le faire trop vite et sauter le passage sur Œdipe : il ne cesse de répéter en regardant le bébé : « Eh ben, même si on le voulait on ne pourrait pas lui faire faire le chemin inverse. »

Ça avait déjà commencé avant la naissance, ça s'amplifie dès les premières visites à la maternité et à la maison. La malédiction des parents, le cauchemar des parturientes, l'enfer des primipares : les bons conseils. Ils viennent en cohortes de bouches pincées, de sourires condescendants, de regards accablés, de livres offerts. Les bons conseils viennent d'où vous les attendez, les grands-parents, oncles et tantes, et d'où vous ne les attendez pas aussi : des voisins avec lesquels vous n'avez jamais parlé, des anciens collègues, bon nombre d'amis.

Arrivée à la naissance vous étiez déjà noyée. Au bout de trois mois de biberon/sein, de dormir sur le côté / dormir à plat ventre / dormir sur le dos, de laisser pleurer / se précipiter, de parler bébé / parler adulte, c'est l'ensevelissement total.

N'en doutez pas, vous êtes une proie et la chasse est ouverte.

Eh oui, vous ne le saviez pas mais vous êtes entourés d'experts qui savent bien mieux que vous ce qu'il faut faire, car ils en ont. Rassurez-vous, eux-mêmes, qui en ont de bien plus grands que les vôtres, en reçoivent toujours, de ses précieux conseils, et vous en entendrez tout le long de votre vie. Car le meilleur domaine de compétences des parents c'est toujours les enfants des autres.

Des experts, en cela ou en d'autres domaines, j'en ai croisés dans ma vie. Ça n'est pas grave, on en croise tous, on en prend on en laisse. Mais sur un terreau « j'ai sûrement tort » ou « je fais tout très mal » la prégnance est évidemment plus forte. J'étais – je suis encore en grande partie – de cette eau-là qui vous fait toujours douter de tout et surtout de vous. Alors, au lieu de fourbir mes armes pour m'en remettre à moi, me construire, je me suis appuyée. J'ai constitué intérieurement depuis toute gosse des sortes de ministères auxquels je plaçais tel ou tel proche à leur tête. Tribunaux serait d'ailleurs plus approprié que ministères car la construction se faisait plutôt en me demandant « que penserait Untel si je faisais ci ou ça ? » et non « que me conseillerait Untel de faire ? » (et évidemment encore moins « je n'ai pas besoin d'Untel pour savoir ce que j'ai à faire »).

Sans rien renier de mes choix ni de mes engagements, force m'est de constater qu'ils ont pour une bonne part été passés à ce crible.

Mais l'arrivée d'un enfant c'est bouleversant. Il y a du mouvement dans les plaques tectoniques des tribunaux. Déjà dans un passé lointain dont vous vous souvenez à peine quelques forts mouvements sismiques vous avaient ébranlée mais vous aviez choisi de les placer hors champ. Sans ministère votre gouvernement courrait à sa perte.

Or il se passe quelque chose. Ça commence par l'un de mes experts maman, ma maman justement, qui bien malgré elle fait ressurgir des souvenirs enfouis : elle parle de Meusa, ou donne des conseils à son propos, et par exemple je me souviens que non, ah non pas ça, pas essaie encore de lui faire boire 20 grammes quand le gosse n'en peut plus parce que mange au moins ta viande... et puis tiens juste ce petit tas de purée... ah si, il faut absolument un dessert c'est important pour équilibrer le repas, mange ! A vingt-huit ans c'est un peu tardif, certes, mais me voilà partie pour ma toute première crise d'adolescence...

Par chance, le nombre d'experts aux avis divergents m'oblige à me passer de leur avis. Je n'étais certainement pas une mère modèle mais je m'en sortais à peu près convenablement[1]. Et ce petit pas-là, assez ridicule en regard de mon âge avancé, en entraîna d'autres pour tous les ministères.

Mais c'est lent : le chantier est toujours en cours.

Notes

[1] Ecrire cette phrase me fait irrésistiblement penser à « Parti de rien, je ne suis arrivé à rien, mais tout seul », de Groucho Marx ;)

lundi 27 novembre 2006

1987:27 apprendre

Octobre 1987, je suis étudiante. Bénéficiant d'un droit à la formation bien plus étendu qu'il ne l'est aujourd'hui pour les licenciés économiques, j'intègre la fac d'Aix-en-Provence, en première année de communication-linguistique.

C'est la première fois de ma vie que je mets les pieds dans une université. J'ai travaillé sitôt après le bac, par choix, parce que j'avais bien plus envie de gagner ma vie et voler de mes propres ailes que de poursuivre des études. Et puis des études de quoi d'ailleurs ? Tous mes camarades de classe s'arrachaient les cheveux sur cet épineux problème, peu d'entre eux ayant une idée bien déterminée de ce qu'ils voulaient faire. L'orientation s'effectuait alors sur des critères aussi déterminants que l'ambiance de la fac, la matière où ils avaient les meilleures notes ou le plus souvent ce que leurs parents leur conseillaient.

Rien ne me tentait vraiment. Et puis j'avais la piste de la correction qui me plaisait bien. C'est quelques années plus tard que le goût d'apprendre prit le pas sur le dégoût de la scolarité et je sautai sur l'occasion de ce licenciement pour m'inscrire en fac. Je fus l'une des meilleurs élèves et je ne crois pas que ce soit en raison de capacités supérieures à mes condisciples, mais j'étais plus mûre que ces gamins de dix-huit ans, je n'étais plus imprégnée du rapport prof/élève du lycée comme ils l'étaient eux, et j'étais là entièrement par choix personnel, dans cette filière précisément.

Ce fut le cas pour ces deux années comme pour les formations que j'ai pu suivre ultérieurement. Par chance j'ai pu disposer du luxe qu'elles n'eurent jamais représenté d'autre enjeu que mon enrichissement personnel (mmm intellectuel, l'enrichissement !), mais je pense en tout état de cause que les études qu'on fait adulte sont plus profitables qu'en sortant du lycée.

En comparaison des expériences que j'ai pu échanger avec d'autres « repreneurs » d'études, les parcours des jeunes après le bac m'apparaissent beaucoup plus erratiques. Grand nombre d'entre eux se rendent compte au cours de la première ou de la deuxième année de fac qu'ils se sont fourvoyés, ils sont également souvent dans une disposition d'esprit qui leur fait perdre de vue pourquoi ils sont là, à part pour pouvoir passer dans la classe/niveau supérieur.

Il existe je crois dans plusieurs pays la possibilité de prendre une sorte d'année sabbatique à l'issue des études secondaires sans compromettre ses choix d'orientation. C'est je trouve une bonne idée. Après s'être frottés à quelques jobs ou des voyages pour les plus riches, après avoir rompu avec une continuité en mode automatique, il me semble que les choix sont plus pertinents et les études mieux appréhendées comme un apprentissage et non une suite de jalons qui les sanctionnent.

mardi 28 novembre 2006

1986:26 nucléaire

Avril 1986. Tchernobyl. Tchernobyl, c'est au bord du Dniepr, j'ai déjà entendu parler de ce fleuve, j'ai lu le Chant du Dniepr de Zalman Shneour, traduit par un certain Fred Midal, pseudonyme de Fedor Balanoff. Je n'ai plus ce livre, où et comment s'est-il perdu ? Je me concentre sur cette question, le 28 avril 1986. Impossible de m'en souvenir.[1] Je me concentre sur ce souci de famille nucléaire.

Comme tout le monde, l'inquiétude. Comme tout le monde l'impression qu'on me prend pour une conne avec le danger miraculeusement stoppé par les frontières françaises. La ligne Maginot des retombées. Lorsque j'apprends la nouvelle, je refuse d'y croire. Je serai plusieurs jours à éviter de regarder la télévision ou écouter les infos parce que je n'ai pas envie de savoir que la Terre pourrait disparaître comme ça, aussi incroyablement facilement qu'une centrale mal construite ou mal surveillée. Ou un fou avec son gros bouton rouge aussi et l'autre fou d'en face qui s'empressera de répliquer.

Si ma propre mort me terrifie ce n'est rien en comparaison du gouffre vertigineux que représente pour moi l'inéluctable disparition du genre humain, un peu plus tôt ou un peu plus tard selon qui gagnera de la folie des hommes ou des lois de l'astrophysique. Est-ce l'une des raisons qui me font aimer la science-fiction ? Peut-être bien tiens. Un autre futur possible. En tout cas cette disparition-là, l'ultime, je ne peux pas m'attarder à y penser trop longtemps sous peine d'être plongée dans une réelle crise d'angoisse.

Et c'est pour ça que mon billet fut vite rédigé, sera court, et vite vite un autre demain :)

Notes

[1] Tiens, j'en retrouve la trace d'un exemplaire en rédigeant ce billet, mazette, mon papa vaut de l'or ! ;)

vendredi 1 décembre 2006

1985:25 stars

simone fume 30 septembre 1985. J'apprends le décès de Simone Signoret et j'en suis très attristée. Tout en elle me la rend attachante, ses rôles, sa vie, ses avis. Au-delà de sa présence irradiante, une sincérité profonde dans ses engagements et une grande franchise même pour reconnaître ses plantages. La prise de risques professionnelle : ses participations à des premiers films, des films peu susceptibles de passer en tête du box-office, des films dont les images la montrent sans fard, veillie et marquée par l'alcool. La prise de risques dans sa vie, pour ce que j'en connais bien sûr. Dans La nostalgie... et Le lendemain... j'aime aussi la façon dont elle parle de Marylin Monroe et de la liaison de celle-ci avec Yves Montand, ou de sa façon d'assumer et expliquer son rôle de « pétitionnaire de service » ou encore leur rencontre avec Krouchtchev.

Et puis il y a l'indiscible : la forme des yeux (j'en pince grave pour ces yeux dont je ne sais plus comment on les qualifie, d'ailleurs mon Monsieur Premier en avait de la même forme), la belle voix rauque et douce à la fois et ce léger défaut de prononciation, le regard d'une forte personnalité laissant transparaître une grande fragilité.

La voix. Une fois encore je me rends compte de l'importance que j'y accorde. Mon premier grand amour, ma passion de petite fille, c'était Haroun Tazieff, sa voix rocailleuse, son accent russe. Dans mon esprit d'enfant, sa voix, son rythme de parole – sa musique – étaient en parfaite harmonie avec « ses » volcans, on y entendait la lave. Françoise Sagan, sa voix fluette, son débit précipité dans lequel s'intercalaient de grandes plages de silence, ses balbutiements : tout sauf l'arrogance. Fabienne Courtade, dont j'ai déjà parlé ici, presque un murmure porté sur un souffle haletant, qu'on la lise ou qu'on l'entende la forme mélodique est la même. Il paraît que le violoncelle est l'instrument dont le son est le plus proche de la voix humaine. Et tiens, justement, le violoncelle est mon instrument préféré.

La dame du mardi avait la voix de Simone Signoret et ses yeux aussi.

Parmi mes plus beaux souvenirs d'enfance, m'endormir au son indistinct des conversations entre adultes. Je me surprends parfois dans une conversation à ne plus écouter que le son des voix et oublier de porter attention au sens des mots, comme ça, un « switch » soudain sans avertissement et sans lien avec l'intérêt porté au sujet évoqué. Erm... ce n'est pas toujours socialement très facile quand mes interlocuteurs attendent une réponse et que je cligne des yeux, ahurie : « Pardon ? » Comment dire « oh pardon, désolée, j'écoutais votre musique », je ne tiens pas à ce qu'on m'enferme tout de suite...

Alors l'opéra, forcément...


(A écouter l'entretien de Simone Signoret avec Jacques Chancel dans « Radioscopie » sur France-Inter, en novembre 1976, peu après la sortie de La nostalgie.)

Crédit photo : Simone Signoret par Jane Bown, 1966.

lundi 4 décembre 2006

1984:24 big brother

1984. Ça me fait tout drôle d'être arrivée à 1984. Quand je l'ai lu pour la première fois, 1984 représentait une date très très lointaine. Je serais adulte, presque vieille (en 1984, j'aurai vingt-quatre ans ? houla oui !)

Entre-temps j'ai dévoré tous les rayonnages de science-fiction de mon beau-frère et empli de nombreuses étagères de mes propres acquisitions. Michel Zévaco et la science-fiction sont les deux lectures que j'ai exclusivement partagées avec lui, ma mère et ma sœur y étant parfaitement hermétiques, tout autant qu'aux westerns dont nous nous régalions ensemble. Et cela me ravissait de partager avec lui notre petit domaine rien qu'à nous. Bien entendu, Dom était mon Grand Expert en science-fiction. Et en westerns. Pour Zévaco je l'ai très vite « doublé », il s'était contenté des Pardaillan tandis que je m'étais rapidement mise à écumer les bouquinistes pour en trouver d'inédits au Livre de Poche.

Je vous avertis tout de suite que quand je parle de science-fiction, je parle bien des Brunner, Van Vogt, Herbert, Heinlein, Spinrad, Dick, Sargent, Farmer etc., pas de cette horrible fantasy qui occupe à elle seule 90% des rayonnages actuels des librairies ! De la vraie bonne, pas coupée aux contes de fées, trolls et elfes (beurk), ni les trucs vaguement horror-vampires comme Simmons (quoique l'Echiquier du mal était à peu près potable), ou pire encore King, nan nan nan.

Et ça tombe que 1984 c'est vraiment l'année en terre étrangère pour moi, car je pars avec mon cher et tendre à son instigation pour un retour à la nature (déjà fort tardif, ça se faisait plutôt dix ans avant). Et je vous jure que Malons-et-Elze, sis dans le Gard entre Villefort (Lozère) et Les Vans (Ardèche), c'était plein d'extra-terrestres. Déjà, comme vous pouvez le constater sur le lien ci-dessus, nous sommes arrivés là-bas en plein pic démographique : 98 habitants sur la commune, si si. Et quand on sait que Malons compte deux tiers des habitants et que nous étions à Elze, trois kilomètres à vol d'oiseau, vingt-cinq minutes de chemin de terre à vol de vieille Ami-8 pourrie, la première boulangerie à trois quarts d'heure de route pour les fous du volant, ça vous donne une idée du déracinement que l'aventure constitua pour la Parisienne pure souche que je suis.

Alors, la vie à Elze, c'était, comment dire... un peu spécial. Pas de chauffage, d'ailleurs ça n'aurait pas servi à grand chose puisque pas de fenêtre qui ferme réellement, pas d'eau chaude courante, d'ailleurs pas d'eau courante du tout, pas de chasse à deux vitesses, d'ailleurs pas de toilettes du tout, et tout à l'avenant. Treize mois quand même, la performance mérite d'être saluée. A Elze, il y avait un « natif » – brave homme bourru et picoleur, qui avait découvert que « figurez-vous que l'Allemagne ils ont une lune aussi, je l'ai vue quand j'étais dans leurs usines » – et tout le reste en néo-ruraux, des gratouilleux de guitare (et de poux) artistes méconnus aux éleveurs de chèvres et moutons faméliques, mais entièrement élevés aux ronces naturelles, en passant par Ahmet qui dialoguait directement avec les étoiles en leur chantant des berceuses depuis le pas de sa porte et une potière sud-africaine, son mari et leurs filles que je faisais réviser en sortant de l'école (une heure de trajet en taxi scolaire pour s'y rendre, si la neige ne bloquait pas le chemin), cette famille-là - qui vit aujourd'hui en Australie, et un type qui habitait au bout du village devinrent nos amis.

Le type c'était un drôle de zigoto, un gars à barbe blanche et aux yeux bleus d'une soixantaine d'années, très sévèrement cardiaque, un poumon en moins et la malice à demeure au coin de l'œil. Marcel.

Marcel photographiait ses enveloppes de médicament en macrophoto, les décorait d'impressions de lettres en buis, les passait dans tel ou tel liquide ou pot de peinture « pour en sortir quelque chose de beau ». Marcel s'était bâti un lit haut, très haut sous le plafond, pour qu'il ne reste qu'un seul mètre entre le plafond et lui, parce que « la troisième couchette en haut c'est la plus peinarde, celle où quand je m'y posais je me disais que j'avais une heure ou deux devant moi sans qu'on me tape dessus ». Les repas de fête chez Marcel c'était du chou à la vapeur avec du carvi, parce que putain pendant des mois là-bas il s'était juré qu'en sortant de là il boufferait les feuilles du chou et pas l'eau qui avait servi à les cuire. Et il riait Marcel, il riait de tout, il riait tout le temps : « Sans déconner, vous avez déjà mangé quelque chose de meilleur que des feuilles de chou vous ? » Et nous on disait, et on le pensait vraiment, que non, boudiou, jamais rien de meilleur, jamais ! Marcel disait qu'il avait du bol, parce que son séjour de plusieurs mois en prison avant d'aller à Dachau lui avait fait prendre de la graisse et des réserves. Marcel disait qu'il avait du bol parce que Dachau c'était d'abord un camp de travail et qu'il était gaillard à quinze ans, que le gars au triage avait tiqué sur sa taille, avait hésité (à droite, à gauche, non à droite) et que finalement ce petit costaud lui avait semblé une bonne recrue.

Marcel il disait que c'était nul d'avoir eu la nationalité suisse parce que les nazis (il disait toujours les nazis, jamais les Allemands) avaient eu la trouille à la fin, quand ils sentaient que c'était cuit et qu'ils avaient rendu les prisonniers suisses à la Suisse dans l'espoir de négocier des planques après. Et que du coup le petit Marcel n'avait pas connu la libération des camps, surtout que par mesure sanitaire on les avait placés, lui et ses compatriotes déportés, en quarantaine à l'arrivée au pays. Marcel il lui faudrait une rubrique, ou même tout un blog, rien que pour lui parce que là, en trois phrases honteusement bâclées, j'ai à peine effleuré le personnage, à peine esquissé sa vie.

La vache, qu'est-ce qu'il me manque le Marcel.

mardi 5 décembre 2006

1983:23 des trous dans le carnet d'adresses

L'info nous arrive en France de l'Institut Pasteur. Le virus du sida s'appelera successivement L.A.V. puis V.I.H. Ou H.O.R.R.E.U.R. Et les années qui viennent verront se creuser les trous dans nos carnets d'adresses. Oui, chez les copains homos, mais pas que. Il y a aussi Tara la junkie, Christine que son horloge biologique avait réveillée à 38 ans et qui voulait à tout prix un enfant, avec n'importe quel type levé dans un bar, et Stephie qui ne voulait s'attacher à personne, et Laura qui révisait son Kamasoutra, et les baba cools à sexualité communautaire, et... Soudain c'est l'inquiétude pour tous.

On se croyait protégés avec la pillule, les MST n'étaient pas bien fréquentes, personne de mon entourage à part justement quelques homos fréquentant assidument les saunas ne se protégeait avec les préservatifs. On entend tout et n'importe quoi sur la propagation. Les baisers, les brosses à dents, les serviettes de toilette, la vaisselle. Tout. Le plus absurde est facile à ignorer mais pour le reste ? De quoi devons-nous avoir peur ? Quelles précautions devons-nous prendre ?

Le silence est pesant. Très peu de malades le disent, encore moins de séropositifs, en tout cas pas en milieu hétéro. « Machin est malade. Tu sais... » On apprend à comprendre les points de suspension.

La sexualité sans soucis aura duré une dizaine d'années. Avant il y avait le spectre de la grossesse non désirée, après celui du sida. Le réveil des évangélistes de la bonne morale est tonitruant. J'irai jusqu'à dire qu'ils exultent littéralement : punis, vous êtes punis nous crient leur componction aux interviews télévisés où ils prônent la fidélité et l'abstinence. Oh certes, il y a bien ces pauvres transfusés mais enfin les autres, ils l'ont bien un peu mérité non ?

Le souvenir le plus dur n'est pas celui qui m'a touchée de plus près. C'est celui d'un collègue, Luc, que je ne connaissais pas beaucoup. Nous nous croisions au cours de remplacements effectués dans tel ou tel quotidien. Un jour de 1985, nous étions tous deux assis sur le rebord d'un trottoir tandis que j'essayais de happer quelques filets d'air après une crise de panique particulièrement aiguë ; il m'avait vue perdre pied et m'avait jetée-poussée dehors en marmonant une quelconque excuse bidon à l'adresse du chef et nous étions là, ce gars que je connaissais si peu et moi, au bord d'un trottoir de la rue du Croissant. Il me demandait de parler et parler, de décrire minute par minute ce qui se passait dans ma tête et il a continué jusqu'à ce que je m'apaise suffisamment pour retrouver un rythme cardiaque normal. Et puis on a bavardé. Il me disait qu'il avait des crises d'angoisse lui aussi, mais pas comme moi, lui c'était au sujet de son compagnon qui était hospitalisé depuis une semaine, « en bout de course » et qu'il ne se décidait pas à aller voir parce que sa famille n'était pas au courant de son existence.

« Tu m'accompagnerais si j'y allais ? »

Alors le lendemain nous étions allés à l'hôpital. La personne du guichet nous avait indiqué la chambre et avait fait un signe de la main à la femme qui passait dans le couloir : « Ah tiens justement, voilà sa maman. Ils viennent voir votre fils madame. » Mais la femme s'était tournée vers nous en secouant la tête. Non, ne venez pas, il ne veut pas qu'on le voie dans cet état-là. Luc a dit que nous étions des amis. Non, non, que la famille, insista-t-elle. Elle ne regardait que Luc, elle disait « la famille seulement ». Alors Luc a pris une grande inspiration et a dit « Je ne suis pas un ami, je suis son ami. » Elle n'a pas bougé un cil : « Pas d'amis, que la famille. »

Nous sommes retournés devant l'ascenseur, je ne savais pas si je devais dire ou faire quelque chose, Luc était tout blanc. La femme de la réception (une infirmière ?) n'avait pas bougé la tête de ses papiers. Elle s'est levée et a interpellé la mère « Mme L., puisque vous êtes là, vous voulez bien me suivre pour remplir des papiers ? Comme ça vous serez tranquille après plutôt que je vous dérange pendant que vous êtes avec votre fils. Nous en aurons pour un quart d'heure environ. Venez dans le bureau. Et elle a ouvert la porte et lui a fait signe d'entrer. Et elle a refermé la porte en regardant Luc, go, go disait son regard. Il y a des gens formidables aussi.

J'ai dit à Luc que je l'attendais en bas pendant qu'il se précipitait à pas feutrés vers la chambre, comme un voleur. C'est pourtant à lui qu'on volait quelque chose.

mercredi 6 décembre 2006

1982:22 néant


Quoi qu’a dit ?
– A dit rin.

Quoi qu’a fait ?
– A fait rin.

A quoi qu’a pense ?
– A pense à rin.

A quoi qu'a se souvient ?
– A se souvient de rin.


Pourquoi qu’a dit rin ?
Pourquoi qu’a fait rin ?
Pourquoi qu’a pense à rin ?

Pourquoi qu'a se souvient de rin ?


– A’ xiste pas.

– A' xistait pas ?

(Merci Jean Tardieu.)

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