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Mes petits cailloux

Parce que je préfère qu'ils soient lus dans l'ordre où ils ont été écrits, ces billets sont présentés dans l'ordre chronologique de leur rédaction, soit de 2006:46 Fille à 1960:00 Jésus et moi.

Après ce billet évoquant ma naissance, j'ai ensuite choisi de rebrousser chemin et c'est ainsi qu'après 1960:00 Jésus et moi j'ai poursuivi avec 00:1960 Garçon et que je remonte actuellement les années qui me mèneront de nouveau à aujourd'hui.

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mercredi 6 décembre 2006

1981:21 regarde

Je n'avais jamais remarqué que Mitterrand avait à peu près la même calvitie que Giscard d'Estaing avant ce 10 mai 1981, à vingt heures pile. Nous étions une bonne quinzaine agglutinés dans l'appartement de ma mère devant l'écran. La télévision (Antenne 2 je crois bien) avait pris l'habitude depuis quelques scrutins d'afficher progressivement l'image de l'élu par lignes horizontales successives en partant du haut. Voyez donc : à un cinquième de l'écran, nous poussions tous le début d'un cri de dépit qui se transforma quelques « centimètres » plus bas une explosion de joie.

J'avais comme d'habitude voté pour celui dont je me sentais le plus proche au premier tour (en l'occurrence, celle, Huguette Bouchardeau, je me suis spécialisée dans les lanternes rouges, j'ai voté pour Taubira en 2002...) et le moins pire au deuxième. Sauf que ce moins-pire-là avait quand même un parfum de vachement-pour. Depuis ma naissance seule la droite avait été au pouvoir, pas d'alternance, pas de cohabitation, rien que du bleu. Bleu roi même, pour notre distingué Valery et ses filles aux prénoms à rallonges.

Alors ce soir-là on a d'abord ouvert le champagne que ma mère avait acheté au-cas-où, puis on s'est retrouvés avec tant d'autres sur le chemin de la Bastoche pour fêter ça. Une manifestation informelle, des milliers de gens qui descendaient dans la rue et se dirigeaient tous vers le point de ralliement symbolique de la contestation parisienne. Les gens aux fenêtres qui hurlaient de joie, d'autres qui bricolaient vite fait une banderole et l'accrochaient à leur balcon. Il y avait des anciens sur les trottoirs qui disaient « ça fait vingt-trois ans que j'attends ça, vingt-trois ans », un autre : « Faut aller détruire cette saloperie de Sacré-Cœur maintenant ! »[1]. Les gars du PC tentaient – avec une certaine réussite je dois dire – de lancer le mot d'ordre : « A la porte Elkabach ! »

« Regarde, quelque chose a changé / L'air semble plus léger / C'est indéfinissable », chanterait Barbara quelques mois plus tard à Pantin. Et c'est exactement ce qu'on ressentait ce soir-là, même si un fond de cynisme – ou de réalisme – nous disait que changement dans la continuité pencherait plus vers la continuité que vers le changement... D'ailleurs il a plu en fin de soirée :)

L'état de grâce fut réel et l'espoir immense, même si aujourd'hui avec le recul de l'histoire on analyse les septennats de Mitterrand comme l'avènement d'un homme avide de pouvoir et quelque peu florentin, il y eut dans les premiers mois l'abolition de la peine de mort[2], la cinquième semaine de congés payés, la retraite à soixante ans, les radios libres, le théâtral mais émouvant pèlerinage au Panthéon...

Je crois que c'est là le seul vote enthousiasmant auquel j'ai participé, il y en eût un autre en 1969 mais je ne votais pas et c'est une autre histoire...

Notes

[1] Cette basilique a été construite à la suite de la Commune de Paris, pour « expier les crimes des communards », autant vous dire que les sacrés Parigots têtes de veaux ne la portent pas dans leur cœur, justement.

[2] 17 septembre 1981. Extrait audio : Demain, grâce à vous... ou l'intégrale en lecture, Robert Badinter devant l'Assemblée nationale.

jeudi 7 décembre 2006

1980:20 un papillon sur l'épaule

Chouf, chouf. Cette nuit du 13 au 14 juillet 1980 est douce et étoilée, comme toujours l'été dans le Var. Il y a eu un feu d'artifice sur la plage, auquel je n'ai accordé que peu d'intérêt, d'abord parce que les fêtes à date fixe me donnent un sentiment de grande absurdité, hormis les anniversaires, ensuite parce que les feux d'artifice de là-bas n'ont vraiment rien d'exceptionnel. Comme tous les étés depuis que je le connais et tous les étés suivants jusqu'à notre séparation, mon compagnon nous a entraînés chez sa mère, avec laquelle j'entretiens des rapports assez tendus. Je ne corresponds en rien à l'image de la bonne « épouse » qu'elle souhaiterait pour ses fils. Ni belle, ni bonne ménagère, ni élégante. Elle dit de moi « elle est intelligente » comme on dirait « elle est couverte de pustules ». Bref. C'est mon troisième été là-bas, rien de nouveau.

Chouf, chouf. Il est une heure du matin et je n'ai toujours pas réussi à m'endormir. Pour l'heure je joue aux dés avec l'une des nièces de mon compagnon. Chouf, chouf. Je me sens patraque depuis quelques heures. Le repas qui passe mal ? Chouf, chouf. Je ne sais pas ce qu'ils ont inventé comme attraction sur la plage mais un compresseur depuis tout à l'heure fait un potin d'enfer : chouf, chouf. La môme va se coucher et je ferme les volets pour faire cesser le bruit. Chouf, chouf, c'est plus fort encore. Bom, bom. Chouf, chouf. Le bruit ne vient pas de l'extérieur mais directement dans mes oreilles. Ça tape aussi un peu contre mes tympans. Pom, pom, chouf, chouf : que se passe-t-il ? Ça tape de plus en plus fort. Chouf, chouf, pom, pom, c'est insupportable, Boum, chouf, pom, pom, mon cœur bat trop vite. J'ai peur. Tout s'accélère, je respire mal, quelque chose bloque ma gorge. Pom, chouf, boum, il faut que ça cesse, ce n'est pas normal.

Ce n'est pas normal, au secours, pas normal, pas normal. Chouf pom chouf pom boum boum, il m'arrive quelque chose chouf. Il faut que ça cesse, c'est insupportable boum boum, quelque chose me pince le cœur, quelque chose me bloque la gorge, bom bom au secours. Je marche à pas comptés jusqu'à la chambre, il me semble que si j'accélère, si je bouge trop fort ou trop vite, quelque chose en moi va casser. Chouf chouf boum pom, je tapote doucement l'épaule de mon compagnon qui dort. Chouf chouf, il se retourne vers le mur, se recale dans l'oreiller, se rendort. Je secoue un peu plus fort. Pas trop fort, bom bom, quelque chose va casser, je le sens. Il ouvre un œil, bom bom « Qu'est-ce qu'il y a ? » J'ai du mal à articuler : « Je sais pas mais ça va pas du tout là, il faut que tu m'aides. » Il ouvre les yeux cette fois, puis la lumière. Bom chouf « Hey, mais qu'est-ce que tu as ? Qu'est-ce qui se passe ? » bom bom, mes mâchoires sont trop crispées pour que j'arrive à lui répondre badaboum, chouf chouf. Il me secoue doucement « Anne, qu'est-ce qui ne va pas ? » Je force ma mâchoire crispée et m'entends répondre « Je crois... que je suis... en train de mourir. Veux pas... veux pas mourir ! » Badabadaboum, sauvez-moi.

Il est claustrophobe, il sait reconnaître une crise d'angoisse et me dira le lendemain que j'avais le regard halluciné. « Mais non, voyons, tu ne meurs pas ! De quoi crois-tu mourir ? » « Sais... pas... crise cardiaque... anévrisme... quelque chose casse... veux pas mourir ! veux pas mourir ! ... au secours, veux pas mourir ! » Il ouvre tout, m'entraîne sur la terrasse, prend mon pouls. « Ton cœur bat un peu trop vite mais il tape fort et régulièrement. C'est rien, c'est une crise d'angoisse. » chouf, bam, bom. « Non, pas angoisse... aide-moi... jamais comme ça... mourir là, tout de suite... s'il te plaît... au secours... »

Je suis debout le dos appuyé sur le volet. Je glisse le long du volet et m'effondre en petit tas[1] grotesque gémissant au sol. Chouf chouf, bom bom, poum poum. J'aimerais pouvoir pleurer mais la boule dans la gorge m'en empêche. Je me redresse, m'effondre à nouveau. J'ai peur, si peur. Bam bam bam bam-bam-bam.

L'attaque de panique – comme j'apprendrai plus tard que c'est ainsi que cela se nomme – durera six heures à cette intensité. Six heures. Qui ne l'a pas vécu ne peut imaginer à quel point c'est interminable six heures de mort imminente. Et ensuite des jours et des jours d'épuisement total, des semaines pour m'en remettre à peu près. Je suis totalement vidée. Et ensuite : la peur que ça revienne, le guet perpétuel des premiers signes annonciateurs de récidive, l'angoisse d'être bonne à interner – au sens propre. La honte, la terrible honte de s'être ainsi laissée aller, d'être si peu maîtresse de moi, si irrationnelle. Le terrible sentiment d'anormalité, je n'avais même jamais entendu ce terme d'«attaque de panique».

Les attaques sont revenues plusieurs fois ensuite. Parfois plusieurs fois par mois, parfois avec des intervalles de plusieurs mois entre elles. D'une plus ou moins grande intensité, d'une plus ou moins longue durée. D'un cancer rampant à une brutale rupture d'anévrisme. Toujours accompagnée de la honte de ne pas faire face, de la peur que cette fois ce soit réellement un cancer, que cette fois ce soit réellement une rupture d'anévrisme ou une crise cardiaque ou que cette fois je ne me sorte jamais de cet état d'angoisse.

« J'aime mieux cet après-midi », m'a dit un jour Meusa quand il avait deux ans, après l'une de ces attaques que j'avais tenté de masquer du mieux possible. « Ce matin tu avais éteint la lumière dans tes yeux. »

Ce n'est que depuis très peu de temps qu'il m'arrive de ne plus même me sentir en sursis. Maintenant, pendant de longues plages qui vont grandissant, je n'y pense même plus. Mais il reste du chemin. Aujourd'hui c'est glaucome.

Notes

[1] Merci à M. LeChieur d'avoir remis ce billet en ligne à ma demande !

vendredi 8 décembre 2006

1979:19 le vivifiant air de la Manche

Tu sais quoi ? Tu zappes. 1979 c'est aussi l'année de ton bac. Souviens-toi, personne n'y croyait, t'avais rien foutu des deux années précédentes (au moins). Ah wuaiiiiis !
« Allo, Maman ? Je l'ai !
– Hein ? Mais de quoi parles-tu, tu as quoi ?
– Ben le bac !!!
– C'est pas une blague ?
– Mais non, m'man, j'te jure, je l'ai ! Bon d'accord, 201 points sur 400 et encore : parce que la prof de latin m'a remonté ma note, mais je l'ai !
– Eh ben ça alors... Bravo ma chérie ! »

Et après tu enchaînes avec la reprise des études bien plus tard, tout ça tout ça... Ah merde, non, ça c'est déjà fait. Spa malin tiens.

Printemps 1979. Mon compagnon et moi arrivons chez un de ses copains, contrôleur laitier près de Saint-Lô, qui nous invite pour un grand week-end. On sera une bonne vingtaine au moins a-t-il prévenu, ça sera l'occasion de faire connaissance avec les camarades normands, c'est chouette.

La première personne sur laquelle nous tombons en arrivant, c'est Cassandre, ma frangine, accompagnée de son mari. Mouarf, évidemment, à fréquenter le même cercle de gauchistes, on finit par se croiser même sans s'y attendre. Ça ne me dérange pas du tout, je voue un culte sans bornes à mon beau-frère, celui aux bouquins de SF et aux westerns et toujours solide comme un roc, qui assure également le poste de mon ministre de la Politique, et ma sœur est de le top du top de mes Grands Experts en tout (sauf la SF et les westerns), le Premier Ministre de mon gouvernement. Quand j'étais petite, ma grand-tante m'énervait beaucoup en me serinant que Cassandre était ma deuxième maman mais il faut bien reconnaître que ça ressemble quand même un peu à ça. Et puis je préférais quand elle disait « deuxième maman » que « demi-sœur » parce que le terme quoique exact, m'a toujours semblé placer du rabais dans la fraternité.

Mais comme je suis une grande fille de dix-huit ans passés et qu'il y a pleeeeeein de monde, je ne veux pas lui coller aux basques et m'installe pour le dîner du soir à l'autre bout de l'immense table qui rassemble les vingt-trois ou vingt-quatre joyeux convives. Forcément les conversations vont bon train, par petits groupes autour de la table. Le THE sujet en vogue dans ces années-là et dans ces milieux-là c'est : analyse ou pas analyse ? Donc, forcément, quand on perçoit qu'à l'autre bout de la table il en est question, ça recentre vers au loin là-bas vers le coin de la frangine.

« Moi j'ai pas le choix, il faudra bien que j'en fasse une », dit ma sœur dans un silence.

Ce « j'ai pas le choix » et le ton grave sur lequel il a été prononcé tarissent aussi sec les autres conversations. On attend l'inévitable question suivante, dont se charge avec bon cœur notre psy de service (comprenez celui qui a lu Wilhelm Reich et qui du haut de sa première année de psycho adopte déjà la pose-curé avec grand talent). « Pas le choix ? »

« Ah bah oui, pour digérer un inceste il n'y a pas beaucoup d'autre solution.
– Quoi, ton père a ... ? »

Je ne peux réprimer un hoquet autant de peine et de compassion que d'abasourdissement. Le père de ma sœur est le type le plus... erm... terne que je connaisse. Imaginer une seule seconde qu'il pourrait imposer quoi que ce soit à qui que ce soit m'est tout bonnement impossible. Lorsque ma mère a eu un amant et qu'elle le lui a dit, il a trouvé ça très bien ; dix ans après quand elle a été enceinte de ce même amant, il aurait été d'accord pour m'élever ; c'est elle qui avait insisté pour divorcer. Tout plutôt qu'introduire le moindre conflit, la moindre complication dans sa vie.

« Non, non, celui d'Anne. Mais c'est pareil. »

Ah oui, je me disais aussi, ça m'aurait étonné de son père. Hein ? Quoi ? Qu'est-ce qu'elle a dit ? mon papa ?

On dira ce qu'on voudra, les grands groupes c'est chouette. Tenez, imaginez que nous ayions été seules ma sœur et moi quand elle m'aurait annoncé ça. Si ça se trouve j'aurais poussé des cris, pleuré, ou je ne sais quoi d'aussi inconvenant. Tandis que là, vu que tous les regards s'étaient tournés vers moi j'ai réussi à ne rien dire. Peut-être avais-je vaguement la mâchoire pendante, une légère déroute dans les pensées, mais je n'ai rien dit. J'ai regardé mon beau-frère, il allait rigoler un bon coup ou annoncer que Cassandre avait un coup dans le nez. C'était le seul qui ne me regardait pas. Il avait les yeux tournés vers son assiette, très concentré sur son contenu. J'ai jeté un coup d'œil vers mon compagnon un peu plus loin en face de moi. Geste impuissant des épaules, gentil sourire, tiens bon. Heureusement, Dr Psy avait pris son rôle d'exorciste très au sérieux.

« Mais tu avais quel âge ?
– Dix-sept ans. »

Tant pis si je voyais bien que dans cette assemblée de gens très cools il y en avait sûrement qui se disaient que les repas ici c'était encore mieux que Détective chez le coiffeur et nous guettaient alternativement Cassandre et moi comme s'ils étaient à Roland-Garros. J'ai lâché :

« Et tu me l'apprends comme ça, ici, au milieu de tous ces gens qu'on ne connaît pas ?
– Mais enfin, tu le savais déjà !
– mais... euh... non, pas du tout !
– Mais si ! Tu croyais qu'on faisait quoi quand on disparaissait tout l'après-midi ? »

Comment ça, ce que je croyais ? Je ne sais pas moi, ce que je croyais à cinq ans : des problèmes de trains qui se croisent vachement compliqués plus que pour moi, aller acheter des livres de classe de Terminale, aller manger des strudels chez les goys de Goldenberg en cachette, ou à la Comédie-Française pour des pièces que j'étais trop petite ? Qu'est-ce que j'en sais moi de ce que font les grandes sœurs avec mon papa ?

Comme Dr Psy devait avoir besoin de matière pour son futur mémoire, il a continué ses questions. Donc comme ça j'ai appris aussi (oups pardon, je le savais sûrement déjà) que ma mère et ma sœur avaient fait une tentative de suicide à peu près en même temps, que mon père se baladait avec un flingue dans sa boîte à gants en caressant les mêmes idées – ou plutôt en prétendant le faire, à ce qu'expliqua Cassandre – et plein d'autres trucs vraiment intéressants pour le corpus de Dr Psy. Ça nous a bien tenu tout le week-end tiens, cette affaire. Mais mon compagnon et moi on a dû rentrer quand même plus tôt que prévu parce qu'il s'est souvenu qu'il avait un truc super important à faire à Paris.

C'est inquiétant quand même, j'ai vraiment une mémoire de poisson rouge.

1979, c'est l'année où j'ai eu mon bac. Un vrai miracle, personne n'y croyait, ça faisait des années que je ne foutais plus rien au bahut. Ma mère n'en revenait pas quand je lui ai téléphoné. Le soir elle m'avait fait un soufflé au poisson, j'adore ça et elle les fait super bien.

samedi 9 décembre 2006

1978:18 aux abris

On s'est connus en mai, on est devenus copains comme cochons tout de suite. On a passé notre première nuit ensemble un mois plus tard, presque par accident[1] Nous nous sommes séparés au bout de vingt-quatre ans.

« Toulon », comme l'appelaient les copains Normands en raison de l'accent chantant trahissant son attachement au Var, était tout sauf sentimental, habillé comme l'as de pique, menteur comme un arracheur de dents mais uniquement pour la galéjade, drôle et toujours avec plein de projets sur le feu. (Bon ok, après j'ai compris qu'il aimait bien mieux en faire que les réaliser, mais j'ai mis un moment.)

Au début, nous n'imaginions ni l'un ni l'autre que notre relation durerait bien longtemps. Nos phrases ressemblaient toujours à « si on est ensemble le mois prochain, on fera ci et ça » et nos déclarations les plus brûlantes furent « t'es chouette » ou « t'es super ». Ça m'allait drôlement bien parce que l'amour ça me fichait la trouille. C'était un truc compliqué et douloureux, ça vous faisait sacrifier votre vie pour l'heure quotidienne que vous accordait l'autre, ça vous dissolvait, ça vous faisait perdre le contrôle. (Et franchement, quoi de pire que perdre le contrôle, je vous le demande ? Pas pour rien que je n'avais jamais non plus testé aucune des drogues qui circulaient à tout va autour de moi ni n'avais jamais picolé.) Et j'avais su tourner les talons vite fait lorsque la menace s'était présentée. Ouf !

Avoir un bon copain
Voilà c'qui y a d'meilleur au monde
Oui, car, un bon copain
C'est plus fidèle qu'une blonde
Unis main dans la main
A chaque seconde
On rit de ses chagrins
Quand on possède un bon copain

(Oui, bon, le quatrième vers est à adapter...)

Notre recherche commune d'un compère plus que d'une moitié présenta pour moi, et sans doute pour lui aussi, l'avantage énorme d'écarter l'angoisse de ne pas être à la hauteur ou de me noyer. Il n'occupa – ni ne chercha à occuper – aucun de mes ministères, signe distinctif qu'il ne partage qu'avec mon amie Claire parmi mes proches. C'est (c'était, hin hin, tu es grande maintenant) plus fort que moi, je guettais le jugement dans le regard des autres, aux aguets.

Cette association d'amitié, d'entraide et de solidarité a bien fonctionné longtemps, ça correspondait parfaitement à ce dont j'avais besoin – ou en tout cas ce que je recherchais à ce moment-là. Et si l'air des dernières années se fit irrespirable, parce que nos chemins n'allaient vraiment, mais alors vraiment plus dans la même direction, si sa conception de la parentalité me donne envie de lui planter un marteau-piqueur dans le crâne, je n'oublie pas qu'il était là, à Saint-Lô ou ailleurs, pour se souvenir au bon moment qu'il avait un truc super important à faire.

Notes

[1] Au sens littéral du terme puisque j'avais eu un petit accident de mobylette sans gravité et que par chance il passait par là.

dimanche 10 décembre 2006

1977:17 à donf

Automne. Autodissolution des Brins d'Filles. Trop peu d'entre nous sont motivées pour continuer, trop de dissensions aussi. Certaines sont parties avec fracas, d'autres ont laissé passer plusieurs répétitions de suite sans venir. L'étincelle n'est plus là, c'est évident. Mais punaise dans cette aventure de presque deux ans, qu'est-ce qu'on s'est marrées, qu'est-ce que je me suis éclatée !

L'idée nous était venue en troisième lors des coordinations des groupes femmes lycéens : fonder une troupe de théâtre et aller jouer dans les lycées, les manifs, la rue, les salles de spectacle qui voudraient bien de nous. Ça nous semblait quand même bien plus rigolo que les réunions et bien plus créatif qu'un nième tract que personne ne lit jamais. L'idée ne devait pas être mauvaise puisque parallèlement à notre troupe, une autre s'était constituée. Mais elles avaient choisi de répéter et jouer une vraie pièce tandis que nous écrivions nous-mêmes nos sketches et nos chansons. C'était sûrement un peu potache mais nous remportions un joli succès dans les soirées enfumées.

Le théâtre militant était en ses années de gloire, nous nous baladions avec des bouquins d'Augusto Boal et son théâtre invisible, passions nos soirées au théâtre Dunois (le vrai, l'originel, pas celui qui a été « reporté » rue du Chevaleret après la démolition)[1] [2]. Nous n'avions donc aucun mal à trouver des salles où jouer et comme tous les spectacles étaient gratuits on ne risquait pas de se bagarrer pour l'emploi des recettes. Les établissements scolaires étaient également beaucoup moins fermés qu'aujourd'hui et nous avions réussi à jouer dans plusieurs lycées parisiens.

Sûr, les représentations on aimait bien, mais là où on se régalait vraiment c'était avant le spectacle : les impros préparatoires à l'écriture, les chansons détournées, les recherches de musiques adaptées, les week-ends de « travail » ici et là, les fous-rires entre nous, les fous-rires des anecdotes : nous étions allées, un soir avant de jouer, dîner à la cafét' du Casino rue Nationale, les quatorze nénettes parlant fort et riant tout autant. A la table d'à côté une paire de gars attablés, et l'un d'eux qui demande « Vous êtes toutes seules ? » « Rha non ! il est trop beau celui-là : on est quatorze et il nous demande si nous sommes toutes seules ! on le garde les filles, c'est un collector !! » et zou ! c'était dans le spectacle du soir même.

Si c'est pas du shaker ça...

Je n'ai pas tout à fait abandonné le théâtre après ça. L'année suivante, en terminale avec une bande de potes (mixte ;)) nous avons créé un « club autogéré » dans le club théâtre du lycée. Entendez par là : on choisit nous-mêmes la pièce, on répète sans profs et on joue quand on veut. La prof en charge du club était plutôt ouverte. Elle nous laissa faire à notre idée. Et puis on avait plein de temps pour répéter (le quoi ? le bac ? ah euh... nan mais ça va j'ai plein de points d'avance en français, t'inquiète maman.)

On a choisi Mistero buffo, de Dario Fo. J'y jouais plusieurs personnages, et celui qui me fit recevoir de grands compliments c'était... La Mort ;)

Notes

[1] Hi hi, comment on « proprifie » l'histoire avec un délicat famille de musiciens explorateurs de champs nouveaux. Tu parles, un repaire d'agités gauchos avec au moins autant de théâtre à sketches que de jazz à la création ! ;)

[2] ou à la Cartoucherie de Vincennes... Un peu trop pro pour nous la Cartoucherie, mais bien quand même

lundi 11 décembre 2006

Je ne me raconte pas

Je ne me raconte pas, ne croyez pas ça. Vous ne me connaissez pas. Sait-on à quel tableau appartiennent 46 pièces d'un puzzle de 10 000, même bien réparties ?

Ou peut-être : les couleurs dominantes.

1976:16 la première fois

Février. J'ai un amoureux ! J'ai un amoureux !

« Allo, Julie ? Devine ? ... Siiiiiiii ! » « Allo, Isobel ? Il habite à Menton, on s'est rencontrés au ski, tu sais j'étais avec Claire. L'était perchman sur la piste grands débutants. » « Allo, Jean-François ? Naaaan mais il est pas lycéen, il travaille, il est super vieux, dis, plus que toi. Notre anniversaire tombe à deux jours d'écart on fêtera ses 21 et mes 16 ensemble en novembre. »

On s'écrit, deux, trois, quatre fois par semaine. Je guette les enveloppes à l'écriture serrée, nos lettres souvent se croisent. C'est ennivrant. Claire aussi a un amoureux. Il veut devenir psychanalyste ou phillosophe, il a pas décidé, alors il s'entraîne déjà avec nous : on lui raconte nos rêves et il les interprète. Nan mais sérieux, Serge, c'est vraiment toujours sexuel ? Ben merdalors !

Ah d'ailleurs, tiens, à propos... mon amoureux m'écrit qu'il viendra à Paris pour la rentrée prochaine, il va s'installer à la capitale. Gé-nial ! Mais quand j'ai annoncé ça à la famille, Cassandre a dit à ma mère qu'il serait temps de m'emmener chez un gynéco, pour qu'il me prescrive la pilulle. » Ah ? Euh... euh... ah oui. Ah ben oui. Houlala. Houlalalala. Non mais faut pas paniquer, maman a dit que ça faisait un peu mal la première fois mais plus après. Qu'après c'était génial à condition de tomber sur le bon gars. Bon, d'accord. Et puis j'ai Notre corps nous-mêmes dans ma biliothèque évidemment. Mais quand même, je crois que j'ai un peu peur. Mais juste un peu hein. C'est rien du tout, je le sais. Toutes les femmes ont eu une première fois pas vrai ? Et à part la tante barrée, ça ne les a pas empêchées de remettre ça.

Oui, mais est-ce qu'après, même admettons que ça ne fasse qu'un tout petit peu mal, est-ce qu'après je ne vais pas être asservie, humiliée, dépossédée ou un truc du genre ? Depuis toute petite, les dimanches soirs chez ma frangine, pendant que les adultes n'en finissaient pas de refaire le monde, j'allais bouquiner dans la chambre de Cassandre et Dom. Il y a quelques années, je devais avoir douze ou treize ans, quand j'ai eu fini tous les Zévaco, je suis tombée sur le bouquin dont ils n'arrêtaient pas tous de parler d'une certaine Kate Millett. La politique du mâle, ça s'appelait. Je lisais un peu les passages où elle expliquait tout ça. Les risques je veux dire. Les risques de se faire ratatiner. Et puis pour illustrer elle collait des passages de romans pornographiques, pour expliquer à quel point. Et alors le truc qui me fiche sacrément la trouille là, alors que M. Bientôt Premier va débarquer à Paris, c'est que ces passages ça me... enfin ça me... ça me faisait quelque chose. Alors que ça aurait pas dû, je le voyais bien à ses commentaires. Ça aurait dû me faire penser des « pouah, trop rabaissant avec les femmes », mais non, ça me faisait pas ça du tout, ça me faisait des trucs, et pourtant ça n'était rien qu'un livre. Alors un vrai gars ? Et un qu'en plus je serais amoureuse de[1] ? Eh ben là je voyais bien ce qui m'arriverait. Ratatinée sans même me révolter.

Houlalalala.

On y est. Monsieur de Plus en Plus Bientôt Premier est à Paris. Qu'est-ce que je suis conteeeeeente ! Et lui aussi je le vois bien. Il sait que pour moi ça sera la première fois et aujourd'hui je me rends compte rétrospectivement que ça lui fichait la trouille à lui aussi, et que vingt ans ben c'est pas bien vieux ! « Tu as peur ? » « Oui, un peu. » « Ben alors, juste un câlin. » Et je m'endormais dans ses bras. Et la scène se reproduisit un certain nombre de fois, jusqu'à ce que je me dise que ça n'aurait jamais de fin si je continuais à répondre oui à chaque fois. Alors un jour j'ai dit « Non, pas du tout peur. » Spa la peine de faire du théâtre si on est pas capable d'assurer une impro aussi basique hein.

Ça m'a même pas fait mal. Ni la première ni les autres fois. Mais je n'ai pas bien compris pourquoi ça mobilisait autant d'encre, de salive (tssssst, esprits mal tournés !) et de conciliablules des garçons entre eux et des filles entre elles. Il manquait un ingrédient, le lâcher-prise, et celui-là m'a fallu du temps pour le trouver. Beaucoup de temps. Et pas avec Monsieur Premier. Pourtant je l'aimais beaucoup très fort. Et il avait les yeux de Simone Signoret.

Notes

[1] © Xave. Je lui pique cette expression que je suis amoureuse de.

mardi 12 décembre 2006

1975:15 cépajuste

Quelque part en 1975, mais me souviens plus quand exactement. Rha les salauds, ils ont collé Claire en prison ! Oui, non, d'accord, en pension, mais c'est tout pareil. Claire a fugué une paire de semaines, un tout petit voyage de rien du tout à Amsterdam avec un situationniste barbu, et à son retour ses parents l'ont envoyée loin très loin dans les Alpes-Maritimes. Heureusement ils n'interdisent pas le courrier, mais qui sait s'ils nous lisent ? Soyons prudentes.

Elle dit qu'elle ne risque pas de faire le mur (et je vois bien que c'est vrai, pas pour si on intercepte nos lettres) parce qu'une fois de l'autre côté il n'y aurait rien de plus. Elle est dans le trou du cul du monde et là-bas il n'y a rien, mais alors rien de rien qui rend la vie intéressante. Et les gens sont tous des cons, très très cons. Ses lettres sont désespérées et colériques. A la réflexion peut-être plus colériques que désespérées, mais c'est bien normal, on a toujours raison de se révolter.

En fait quand elle est partie elle ne m'avait pas prévenue. Au début, j'étais vexée, j'ai cru que c'est parce qu'elle n'avait pas confiance en moi, mais après elle m'a expliqué que c'était pour qu'«ils» ne puissent pas me faire parler. Je me demande s'ils seraient allés jusqu'à la torture ? Non, je crois pas quand même, mais sait-on jamais, les réacs c'est des fois prêts à tout pour nous empêcher de vivre. Enfin, je sais pas trop, en même temps. Je ne sais pas si je peux dire à Claire que quand elle était partie, sa mère m'a téléphoné presque tous les jours et qu'elle me faisait de la peine. Elle avait l'air vraiment inquiète, vous voyez, je crois qu'elle était vraiment inquiète, pas seulement pour des histoires de bonne morale, juste savoir si sa petite fille allait bien. Elle me disait que je savais sûrement où Claire était vu qu'on était meilleures amies et qu'elle ne me demandait pas de lui dire où, mais de lui dire de revenir. Et puis aussi elle me demandait de lui parler de Claire, de lui expliquer pourquoi elle était partie, ce qui n'allait pas dans la famille qui faisait qu'elle préférait partir loin plutôt que leur parler. Et moi j'étais bien embêtée avec tout ça, j'aurais voulu ne pas me sentir malheureuse pour elle, j'aurais voulu lui dire aussi pourquoi Claire était partie, mais il aurait fallu que je sache vraiment pour pouvoir expliquer. Je lui ai dit « Elle disait que c'était invivable chez vous. Et que c'était insupportable. » « Mais quoi ? quoi exactement ? » et je répondais « Je ne sais pas en fait, je ne sais pas. C'est tout qui est insupportable je crois. Vous êtes trop sévères, trop autoritaires, enfin elle peut pas respirer quoi. »

Alors après sa mère elle faisait un genre de négociation avec moi, elle argumentait, m'expliquait que non, c'est pas du tout comme ça, tu le sais bien Anne, non ?, me demandait encore des pourquoi et des comment. Elle disait que Situ-Barbu était un sale type, et là je ne pouvais pas lui donner tort, je ne l'aimais pas ce mec. Mais Claire c'était mon amie alors je ne savais pas si je devais du coup le défendre ou dire à Maman-de-Claire que j'étais bien d'accord avec elle.

Et quand elle est rentrée ils l'ont jetée en prison en pension. J'étais malheureuse sans elle, malheureuse pour elle. Mais en même temps je l'enviais. Son exil faisait d'elle une héroïne, une martyre, et moi je restais bêtement chez Maman, on ne s'engueulait pratiquement jamais. Vous imaginez la tuile que c'est ? Rien, pas une prise pour partir en claquant la porte, si je râlais on discutait, on parlait et à la fin on se mettait d'accord. En plus elle était souvent malheureuse à cause de Papa alors je n'allais pas en rajouter une couche. Et puis elle se serait retrouvée toute seule. Tandis que là c'était toujours maison ouverte chez moi, je pouvais débarquer avec qui je voulais, elle était toujours d'accord, et d'accord aussi pour que des copains viennent dormir à la maison et d'accord pour qu'on emmène Claire en vacances, et d'accord pour emmener toute la bande en week-end à la campagne. Tout ce qu'elle me demandait c'était de ne pas la laisser en dehors, je pouvais faire à peu près tout ce que je voulais pourvu que ce soit avec elle ou au moins que je lui raconte tout. Et comme elle était super sympa, tous mes copains l'aimaient bien.

Moi, j'aurais tant voulu qu'elle se fâche sur des trucs de réacs, qu'elle m'interdise d'aller à une manif, qu'elle m'interdise de voir tel ou tel copain. J'aurais tant voulu pouvoir me mettre en colère.

Plus tard, une chanson d'Anne Sylvestre disait :

Merci ô merci, de n'avoir jamais rien compris,
De m'avoir laissée libre.
Merci ô merci, de n'avoir jamais rien compris,
De m'avoir laissée libre, libre, libre
D'arriver jusqu'ici.

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