Je ne suis pourtant pas une inconditionnelle de Maria Callas, même si je lui reconnais d'indéniables et immenses qualités d'interprète. Le timbre de sa voix me heurte souvent quoique largement compensé par sa façon unique d'habiter ses rôles, et elle me déplaît carrément dans les œuvres qui réclament de la "légèreté" (ouh la la, je m'en suis mis combien à dos, là ? ;-))[1]

Le plus souvent, pour son premier air, celui dit de la fontaine Regnava nel silenzio, Lucia apparaît comme une jeune fille pleine d'amour et de fraîcheur attendant son tendre fiancé, dans une vision que je qualifierais de romantique. Callas, elle, nous fait entrer de plain-pied dans l'amorce de la tragédie qui s'annonce. Elle est oppressée et ne manifeste rien qui ressemble à l'insouciance d'une adolescente amoureuse. Le duo suivant avec Enrico (superbe Giuseppe di Stefano) baigne dans une urgence angoissée au-delà des tristes adieux que se font des amoureux qui doivent se séparer quelque temps. A ce stade-là, ma gorge se serre et ne se dénouera pas jusqu'à la fin. Claustrophobie.

La confrontation avec son frère, le mensonge qui la conduira à accepter un mariage de raison, le retour d'Edgardo qui se croit trahi (avec le fameux sextuor[2]), tout contribue à alourdir plus encore le climat déjà irrespirable et nous amène à la célèbre scène de folie, magnifique et long duo avec la flûte, où on la VOIT livide, échevelée, titubante, morte.

Dans les autres versions que j'aime particulièrement – Sills, Moffo ou Sutherland, notamment – Lucia se réfugie dans la folie, même si elle en meurt, cela lui a permis d'échapper à affronter la réalité de sa douleur, de l'assassinat qu'elle vient de commettre. D'une certaine façon, sa folie la protège. Peut-être est-ce une chance pour elle de ne pas assister à sa propre fin.

Dans la version Callas, c'est tout l'opposé : elle devient folle parce que la douleur est insupportable et cette folie même est douleur et la rend plus folle encore et le cercle vicieux devient tourbillon, la force est centrifuge et le repli sur soi en un noyau de souffrance s'intensifie au fur et à mesure que le noyau se condense. C'est une implosion nucléaire...

Je crois que c'est ça qui me bouleverse à ce point.

Un peu décousu. Mais je viens de le réécouter, là. Et l'effet Maria-Lucia se manifeste encore...


Lucia di Lammermoor - Donizetti. Direction : Karajan. Maria Callas, Giuseppe di Stefano, Rolando Panerai, Nicola Zaccaria. Chœurs et orchestre de la Scala.
C'est un enregistrement live de 1955 à Berlin, pirate à l'époque, puis récupéré et édité par EMI Classics, qui ne manque pourtant pas de faire la morale au sujet du P2P, mais c'est une autre histoire... Le son est un peu précaire mais tout à fait acceptable, surtout pour les habitués des "sur-les-genoux" que sont les fanatiques. Et surtout il permet de vibrer avec le public, dont l'émotion est palpable – et audible, leurs applaudissements réussiront même à obtenir le bis du sextuor. Cette captation est l'un des enregistrements "anthologiques" estampillé de tout amateur de Lucia et/ou de Callas qui se respecte.


Notes

[1] Je m'excuse ici et une bonne fois pour toutes de ne pas utiliser les termes appropriés et qui plus est de façon souvent approximative quand je parle de musique ; j'emploie le mot qui me vient à l'esprit, vous traduirez... Et tant que j'y suis, prévenons l'aimable lecteur que je ne prétends à aucune validité de jugement. C'est tout l'avantage de parler "entre moi".

[2] Celui-là même qui bouleversa tant Emma de Bovary.