Je lui propose d'assurer le "tour de garde" jusqu'à 7 heures, ce qu'il accepte reconnaissant en me tendant son calepin. Il se dirige vers le seul bar ouvert à cette heure, entraînant à sa suite ses contradictrices.

C'est la première fois que je me charge d'accueillir les spectateurs assez fous pour patienter cinq heures pour obtenir les précieux billets. Monsieur Cinq et Monsieur Six - de vieux routiers - ne demandent pas d'explications, et repartent avec leur numéro. Mademoiselle Sept est une jeune étudiante japonaise ; dans un anglais très approximatif, je lui explique les règles non écrites établies depuis des années par "gentlemen agreement" entre les spectateurs : les "appels" aux heures fixes, la relégation en fin de liste pour ceux qui ne s'y présentent pas, la reconstitution de la "vraie" file devant les guichets à partir de 10 heures jusqu'à l'heure d'ouverture de la billetterie, une heure plus tard. Elle opine du bonnet vigoureusement, me redemande si vraiment elle peut s'éloigner sans perdre sa place et s'en va flâner aux alentours.

Monsieur Huit arrive peu avant 7 heures à vélo. Il a le visage ouvert et un air de gamin farceur bien qu'il ne soit probablement guère plus jeune que moi. Lui aussi connaît la tradition et plie soigneusement son papier qu'il glisse dans sa poche avant d'enchaîner son vélo au réverbère. L'heure du premier "pointage" étant proche, il reste devant les portes.

-- Vous êtes une inconditionnelle de Donizetti, de Dessay ou d'opéra en général ? me demande-t-il. Je prends souvent des billets par ce moyen mais c'est la première fois que je vous vois.

-- Les trois à vrai dire. Mais je débute dans le métier de "folle d'opéra" et puis je prends en général mes places par abonnement. En fait j'ai vu ce spectacle hier et j'avais très envie de le revoir.

-- Vous y étiez hier ! Formidable ! Que diriez-vous de me raconter ça autour d'un petit déjeuner après l'appel ?

J'ai un peu froid, passablement faim ; je ne me lasse jamais de parler de l'une mes oeuvres favorites... et il a l'air charmant.

A peine attablés dans la petite boulangerie-salon de thé, il me presse de questions sur la représentation de la veille. J'y réponds du mieux que je peux. Son visage mobile est attentif, il se penche et se redresse constamment, ses mains virevoltent, j'ai rarement vu quelqu'un dont le corps participe autant à la parole. Nos genoux se touchent souvent sous la table étroite, cela me trouble vaguement mais je choisis de ne pas y prêter attention. Lui-même ne semble n'en faire aucun cas. Nous parlons des autres spectacles programmés cette année.

-- Vous n'irez écouter aucun Strauss ? Mais c'est une erreur gravissime ! se scandalise-t-il.
-- Il paraît, oui. Mais j'ai du mal avec ce compositeur. Ça me semble trop froid, trop intellectuel...
-- Sacrilège ! Rien de plus charnel au contraire : Salomé, la danse des sept voiles... et la scène finale, ah, la scène finale est carrément... d'un érotisme insoutenable !
-- Une femme qui embrasse une tête coupée sur un plateau ? Vous avez de drôles de fantasmes, vous !
-- Pfffffft ! Mais j'en ai d'autres, vous savez.
-- Vous me rassurez !
-- Vraiment ? Parce que justement...

(A suivre)

Choisissez la suite :
1. Pugilat dans le salon de thé. Toute la vaisselle y passe.
2. Aussi torride que brève, la rencontre se poursuit.
3. Ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants.
4. Ton histoire est vraiment trop nulle, arrête tout.