Monsieur Huit s’éloigne pour répondre à un appel téléphonique tandis que je vais saluer Laurent, que je viens d’apercevoir. Laurent est bien plus fan que moi de Natalie Dessay, il se déplace très souvent pour aller l’écouter à l’étranger et achète dès l’ouverture des réservations des places pour chaque représentation parisienne, quitte à assister vingt fois au même spectacle (mais ça n’est jamais tout à fait le même vous dira-t-il). Laurent possède tous les enregistrements publics ou privés de la chanteuse qu’il peut trouver ; la moindre vidéo où l’on peut l’entrevoir de dos à cent mètres le voit prêt à ouvrir son portefeuille ; il est devenu un pro de la recherche sur Internet pour mettre la main sur des documents inédits.

Si Laurent est là, ce n’est pas pour lui-même puisqu’il a déjà réservé pour toutes les dates, mais parce qu’à la suite de l’un de ces quizz et autres devinettes dont nous faisons nos récréations sur le forum de passionnés d’opéra où nous nous sommes connus, il a offert en prix spécial une place à qui retrouverait la trace de l’une des premières auditons publiques de notre colorature nationale. Or le gagnant fit mieux encore puisqu’il avait eu l’heureuse intuition d’enregistrer ce témoignage. Dans l’allégresse d’être bientôt en possession d’un morceau du saint suaire, Laurent avait promis de se dévouer pour l’acquisition de billets pour son bienfaiteur.

Tout en bavardant joyeusement avec mon « coréligionnaire », je surveille du coin de l’œil Monsieur Huit, qui arpente à pas nerveux le parvis de la Bastille et semble très contrarié. Il parlemente manifestement avec un interlocuteur peu sensible à ses arguments puis raccroche avec un haussement d’épaules accablé et se dirige vers son vélo. Je le rejoins tandis qu’il retire l’antivol.

-- Je suis obligé de partir. Un imprévu.
-- Je suis désolée pour vous.

Et pour moi aussi, zut alors, pour une fois que je rencontrais un passionné d’opéra et euh... de cache-cœur...
Il semble hésiter quelques instants tandis qu’il grimpe sur son vélo, puis il se râcle la gorge et demande :

-- Vous comptiez prendre combien de places ?

En moins de dix secondes, je ravale la réponse qui me venait aux lèvres, clame intérieurement un « Pardoooon Alexia ! » en me jurant de revenir s’il le faut dès le lendemain lui offrir une place de première catégorie.

-- Juste une pour moi.

Le sourire de Monsieur Huit est revenu, ses yeux pétillent à nouveau malicieusement.

-- Vous m’en prendriez une ? Je m’en voudrais de vous laisser sur votre faim avec le récit de Lakmé.
-- D’accord, si vous voulez.

J’espère que je n’ai pas l’air trop enthousiaste. Il a quand même l’air de ne guère douter de ma réponse et il me semble bien que mes copines m’ont dit un truc à propos de tenir la dragée haute et tout ça, mais tout se brouille un peu.

-- Alors rendez-vous dans deux semaines ici même, d’accord ? On se retrouve vers 18 heures si vous voulez, comme cela nous aurons le temps de bavarder avant le spectacle.
-- Entendu. 18 heures. Je serai là.
-- Merci, vous me sauvez la vie !

Tandis qu’il s’éloigne rapidement sur son vélo, je réalise que j’ai rendez-vous avec un homme dont je ne sais même pas le nom... Et je tâche de ne pas oublier que les fanas d’opéra sont prêts à tout pour une place.

(à suivre)
Choisissez la suite :
-- Il ne vient pas. Je revends la place à quelqu’un et ce quelqu’un prendra une grande importance dans la suite du récit.
-- Il vient, se révèle être un goujat d’envergure. Il aurait fait n’importe quoi pour une place, la conversation au bistrot, le faux coup de téléphone, tout était une sombre manœuvre destinée à lui éviter la corvée de la file d’attente.
-- Mais pourquoi vois-tu le mal partout ? L’histoire se poursuit, c’est une belle rencontre (ici, préciser l’option brève rencontre ou grande histoire).
ou toute autre suggestion.

Annexe
Une variation sur Monsieur Huit a été écrite par mon amie Catherine. Elle est à lire sur cette page.