Par ailleurs j'ai une peur violente, irrationnelle, irrépressible de la mort. Une peur panique. Et cette peur m'incite souvent à penser qu'il doit être sacrément apaisant de croire en un au-delà, de croire qu'il y aurait quelque chose après la mort. Je me dis que ça m'aiderait. Mais dans le même temps je me dis tout aussi souvent que la religion n'est qu'une façon de contourner cette peur sans l'affronter. (Oui, je suis une fille toute simpl(ist)e...)

Et puis j'avais lu ici ou là (en fait surtout là) que si Felicity Palmer et Patricia Petibon étaient formidables (j'y ajouterai quant à moi Eva-Maria Westbroeck, que j'ai trouvée tout à fait idoine dans son rôle), on ne pouvait en dire de même d'Anja Silja ni de Dawn Upshaw (pardon Zvezdo). Et ça n'augurait rien de bon car cette dernière chantait Blanche de La Force, le personnage central de l'opéra.

C'est donc sans réel enthousiasme que je me suis rendue à l'Opéra Bastille pour y entendre les Dialogues des carmélites. C'était mon quota annuel « découverte », de ces spectacles auxquels je me rends pour ne pas mourir idiote, parce que c'est une œuvre qui compte dans le répertoire et que je ne la connaissais pas du tout, parce que chaque année je m'impose ainsi d'aller écouter un ou deux opéras baroques et un ou deux opéras du vingtième siècle alors que mes « goûts de concierge » me porteraient volontiers à ne me déplacer que pour des Verdi, Donizetti, Puccini, Rossini, avec quelques incursions du côté de Massenet ou Thomas, laissant Debussy ou Saint-Saens à ceux pour lesquels les roucoulades d'une Italienne à Alger semblent issues d'une cuisson en couscoussière tandis qu'ils se délectent de soupers raffinés.

Mais Poulenc et Bernanos sont venus me chercher au fond de mon fauteuil où je croyais pouvoir me réfugier avec la distance qui sied à une gauchiste face au discours de vieux réacs suppôts de l'Eglise. Ils ne m'ont pas emportée sur un tapis volant façon Lakmé au pays du jasmin ou fait vibrer de compassion pour le destin tragique d'une Manon, jeune fille en robe rouge noyant la mélancolie de ses amours défuntes dans une gavotte au Cours la Reine. Pas un soupçon de roucoulade. Pas une once de souffle épique.

Ils sont venus me chercher à coups de poing à l'estomac. Arrivée en touriste, me voici jetée sur la scène, me voici carmélite. Bernanos me parle de moi, Poulenc me force à l'écouter.

Blanche porte en elle perpétuellement la peur de la mort et la peur de la vie aussi. Enfin c'est comme ça que je vois les choses ; peut-être ces deux peurs sont-elles liées. Cherche-t-elle à apprivoiser l'une et s'épargner l'autre en se retirant ? L'entêtement avec lequel elle maintient son désir de porter au Carmel le nom de Sœur Blanche de l'Agonie du Christ, en dépit des réticences manifestes de la mère supérieure, montre aussi à quel point cette peur se double de fascination.

Et que dire de la mort de la mère supérieure ? Eh quoi ! Trente années de prières (ou de méditation ou d'analyse...) n'aideraient donc pas à accueillir la fin avec plus de sérénité ? Oui, oui, je sais : Bernanos nous parle de transfert de la grâce ; la mère supérieure prend pour elle l'effroi de la dernière heure à la place de Blanche, qui se rendra à la guillotine avec le sourire. (« Qui aurait pu croire qu'elle aurait tant de peine à mourir (...) Oui, ça devait être la mort d'une autre, une mort trop petite pour elle. ») Mais pour moi, qui suis assurément de mauvaise foi, j'y vois que devant la mort nous sommes nus, quels que soient les voiles portés de notre vivant.

Cette scène, les râles, les grognements abjects, cette terreur, me poursuit sans relâche. Je crois que je mourrai comme ça.

Mort de la mère Prieure

Je ne mourrai en tout cas certes pas comme dans la scène finale, extraordinairement belle musicalement et théâtralement. Passons sur l'idée farfelue de Francesca Zambello de figurer le passage de la vie à la mort par la traversée d'une sorte de cabine téléphonique tapissée de vitraux jaunes. Sans doute nous signifie-t-elle qu'elles entrent dans la Lumière Chaleureuse du Bon Dieu.

Passons et fermons les yeux, la musique dit tout. Conduites à l'échafaud, les sœurs entonnent ensemble le « Salve Regina ». Une par une elles montent à la guillotine. Un bruit affreux de cymbales (?) imite à la perfection le bruit du couperet s'abattant sur la nuque. Une voix de moins. Une autre monte. Et tandis que le nombre de voix diminue, la musique prend de l'ampleur non en volume mais en présence, jusqu'à la seule voix de Constance, pure et claire. Constance qui tout au long de l'opéra figure la joie et la vie. Tandis qu'elle monte à l'échafaud sur les dernières notes du chant, Blanche – qui s'était enfuie pour échapper à la décision de martyre collectif – sort de la foule et se dirige à son tour vers le billot.

Silence. Sourire radieux de Constance.
Couperet.
Blanche chante seule. Elle chante « Veni Creator », monte à son tour.
Couperet.
Noir.
Rideau.

Alors certes, la distribution était loin d'être idéale. Dawn Upshaw (re-pardon Zvezdo !) s'investit sincèrement et totalement dans son rôle mais semble à la limite de ses possibilités (ou est-ce la tessiture qui ne lui convient pas ?), j'en fus souvent dérangée. J'ai trouvé la voix d'Anja Silja par moments à la limite du supportable, grinçante. J'en étais désolée pour ces deux artistes que j'apprécie beaucoup... ailleurs.

Désolée aussi – mais son rôle est secondaire – pour Michel Sénéchal, que j'adore et qui a tant œuvré pour le chant français qu'on peut lui pardonner de jouer les prolongations au-delà du raisonnable (il frise les quatre-vingts ans tout de même). Mais sauf à imaginer adapter Les Schtroumpfs à l'opéra, auquel cas il serait tout bonnement idéal en Schtroumpf Grognon, je ne vois vraiment pas quel rôle il peut aujourd'hui tenir. Ménélas dans La Belle-Hélène d'il y a deux ans aurait constitué de jolis adieux.

Tant pis. La force intrinsèque tant du livret que de la partition des Dialogues des carmélites peut se passer d'une interprétation sans reproche.


Complément d'info. – Un article de Benjamin Bibas sur Fluctuat.

Crédits. – Les photos (comme toujours superbes) de ce billet sont d'Eric Mahoudeau. (En haut : les treize carmélites et leur nouvelle mère prieure attendent le verdict du tribunal révolutionnaire. Photo du bas, Felicity Palmer et Dawn Upshaw dans la scène de la mort de la mère prieure.)

Coup double. – Cette note constitue ma participation au jeu Dis-moi dix mots.