L'angoisse adhère à ma peau comme un masque de cire
Par Kozlika le vendredi 3 décembre 2004, 10:09 - Lien permanent
Dialogues des carmélites - Poulenc
Mon père était d'origine juive, athée tendance ni dieu ni maître, ma mère d'origine catholique, athée tendance autogestionnaire ; moi-même d'origine athée, je reste athée tendance faut qu'ça pète.
Avant dimanche, Bernanos m'évoquait vaguement un (certes talentueux) intégriste catholique acerbe et violent tandis que je ne connaissais de Poulenc qu'un poilant extrait des Mamelles de Tiresias. Je ne suis guère sensible au sacré, toutes religions confondues, et la visite des lieux de culte ne m'attire que si l'architecture est exceptionnelle. Si je me désole d'être passée à proximité de Cordoue sans faire le détour par sa mosquée, je me suis sans regret privée d'explorer les coins et recoins de la basilique de Fourvières lors de mon unique et lointain séjour à Lyon.
Par ailleurs j'ai une peur violente, irrationnelle, irrépressible de la mort. Une peur panique. Et cette peur m'incite souvent à penser qu'il doit être sacrément apaisant de croire en un au-delà, de croire qu'il y aurait quelque chose après la mort. Je me dis que ça m'aiderait. Mais dans le même temps je me dis tout aussi souvent que la religion n'est qu'une façon de contourner cette peur sans l'affronter. (Oui, je suis une fille toute simpl(ist)e...)
Et puis j'avais lu ici ou là (en fait surtout là) que si Felicity Palmer et Patricia Petibon étaient formidables (j'y ajouterai quant à moi Eva-Maria Westbroeck, que j'ai trouvée tout à fait idoine dans son rôle), on ne pouvait en dire de même d'Anja Silja ni de Dawn Upshaw (pardon Zvezdo). Et ça n'augurait rien de bon car cette dernière chantait Blanche de La Force, le personnage central de l'opéra.
C'est donc sans réel enthousiasme que je me suis rendue à l'Opéra Bastille pour y entendre les Dialogues des carmélites. C'était mon quota annuel « découverte », de ces spectacles auxquels je me rends pour ne pas mourir idiote, parce que c'est une œuvre qui compte dans le répertoire et que je ne la connaissais pas du tout, parce que chaque année je m'impose ainsi d'aller écouter un ou deux opéras baroques et un ou deux opéras du vingtième siècle alors que mes « goûts de concierge » me porteraient volontiers à ne me déplacer que pour des Verdi, Donizetti, Puccini, Rossini, avec quelques incursions du côté de Massenet ou Thomas, laissant Debussy ou Saint-Saens à ceux pour lesquels les roucoulades d'une Italienne à Alger semblent issues d'une cuisson en couscoussière tandis qu'ils se délectent de soupers raffinés.
Mais Poulenc et Bernanos sont venus me chercher au fond de mon fauteuil où je croyais pouvoir me réfugier avec la distance qui sied à une gauchiste face au discours de vieux réacs suppôts de l'Eglise. Ils ne m'ont pas emportée sur un tapis volant façon Lakmé au pays du jasmin ou fait vibrer de compassion pour le destin tragique d'une Manon, jeune fille en robe rouge noyant la mélancolie de ses amours défuntes dans une gavotte au Cours la Reine. Pas un soupçon de roucoulade. Pas une once de souffle épique.
Ils sont venus me chercher à coups de poing à l'estomac. Arrivée en touriste, me voici jetée sur la scène, me voici carmélite. Bernanos me parle de moi, Poulenc me force à l'écouter.
Blanche porte en elle perpétuellement la peur de la mort et la peur de la vie aussi. Enfin c'est comme ça que je vois les choses ; peut-être ces deux peurs sont-elles liées. Cherche-t-elle à apprivoiser l'une et s'épargner l'autre en se retirant ? L'entêtement avec lequel elle maintient son désir de porter au Carmel le nom de Sœur Blanche de l'Agonie du Christ, en dépit des réticences manifestes de la mère supérieure, montre aussi à quel point cette peur se double de fascination.
Et que dire de la mort de la mère supérieure ? Eh quoi ! Trente années de prières (ou de méditation ou d'analyse...) n'aideraient donc pas à accueillir la fin avec plus de sérénité ? Oui, oui, je sais : Bernanos nous parle de transfert de la grâce ; la mère supérieure prend pour elle l'effroi de la dernière heure à la place de Blanche, qui se rendra à la guillotine avec le sourire. (« Qui aurait pu croire qu'elle aurait tant de peine à mourir (...) Oui, ça devait être la mort d'une autre, une mort trop petite pour elle. ») Mais pour moi, qui suis assurément de mauvaise foi, j'y vois que devant la mort nous sommes nus, quels que soient les voiles portés de notre vivant.
Cette scène, les râles, les grognements abjects, cette terreur, me poursuit sans relâche. Je crois que je mourrai comme ça.
Je ne mourrai en tout cas certes pas comme dans la scène finale, extraordinairement belle musicalement et théâtralement. Passons sur l'idée farfelue de Francesca Zambello de figurer le passage de la vie à la mort par la traversée d'une sorte de cabine téléphonique tapissée de vitraux jaunes. Sans doute nous signifie-t-elle qu'elles entrent dans la Lumière Chaleureuse du Bon Dieu.
Passons et fermons les yeux, la musique dit tout. Conduites à l'échafaud, les sœurs entonnent ensemble le « Salve Regina ». Une par une elles montent à la guillotine. Un bruit affreux de cymbales (?) imite à la perfection le bruit du couperet s'abattant sur la nuque. Une voix de moins. Une autre monte. Et tandis que le nombre de voix diminue, la musique prend de l'ampleur non en volume mais en présence, jusqu'à la seule voix de Constance, pure et claire. Constance qui tout au long de l'opéra figure la joie et la vie. Tandis qu'elle monte à l'échafaud sur les dernières notes du chant, Blanche – qui s'était enfuie pour échapper à la décision de martyre collectif – sort de la foule et se dirige à son tour vers le billot.
Silence. Sourire radieux de Constance.
Couperet.
Blanche chante seule. Elle chante « Veni Creator », monte à son tour.
Couperet.
Noir.
Rideau.
Alors certes, la distribution était loin d'être idéale. Dawn Upshaw (re-pardon Zvezdo !) s'investit sincèrement et totalement dans son rôle mais semble à la limite de ses possibilités (ou est-ce la tessiture qui ne lui convient pas ?), j'en fus souvent dérangée. J'ai trouvé la voix d'Anja Silja par moments à la limite du supportable, grinçante. J'en étais désolée pour ces deux artistes que j'apprécie beaucoup... ailleurs.
Désolée aussi – mais son rôle est secondaire – pour Michel Sénéchal, que j'adore et qui a tant œuvré pour le chant français qu'on peut lui pardonner de jouer les prolongations au-delà du raisonnable (il frise les quatre-vingts ans tout de même). Mais sauf à imaginer adapter Les Schtroumpfs à l'opéra, auquel cas il serait tout bonnement idéal en Schtroumpf Grognon, je ne vois vraiment pas quel rôle il peut aujourd'hui tenir. Ménélas dans La Belle-Hélène d'il y a deux ans aurait constitué de jolis adieux.
Tant pis. La force intrinsèque tant du livret que de la partition des Dialogues des carmélites peut se passer d'une interprétation sans reproche.
Complément d'info. – Un article de Benjamin Bibas sur Fluctuat.
Crédits. – Les photos (comme toujours superbes) de ce billet sont d'Eric Mahoudeau. (En haut : les treize carmélites et leur nouvelle mère prieure attendent le verdict du tribunal révolutionnaire. Photo du bas, Felicity Palmer et Dawn Upshaw dans la scène de la mort de la mère prieure.)
Coup double. – Cette note constitue ma participation au jeu Dis-moi dix mots.
Commentaires
: C'est d'ailleurs pour cela qu'on l'appelle Madame L'idoine... ;-))
Tu as su à merveille retranscrire l'émotion combien forte de ce chef-d'oeuvre du XXme siecle. Ce final, dans sa construction dramatique et musicale, est l'un des plus forts et des plus poignants de toute la litterature lyrique. Peut-être un peu long pour ton radio-blog ?
J'ai un peu la même approche que toi de la religion, avec evidemment tout le rejet de la tradition catholique pour les raisons que tu peu supposer, mais ce texte de Bernanos me fascine (l'idée d'une mort qui serait comme un habit trop petit ou trop grand...). Avoir su analyser avec autant de discernement, de justesse les complexités de l'ame humaine jusqu'au seuil de la mort : chapeau !
Ce billet donne envie d'aller à l'opéra...
tu n'as pas à t'excuser tous les paragraphes de me mettre en lien :)
j'adore ton billet; j'en suis fou j'en suis baba; je ne voyais pas Poupoule à la sauce Oulipo, finalement ça lui va très bien cette couscoussière.
Sur Anja Silja et Sénéchal je suis tout à fait d'accord avec toi. J'ai entendu Silja dans Janacek à Berlin cet été et c'était beaucoup plus fort, mais je pense qu'elle ne s'est pas vraiment investie dans le rôle.
Ouf -> (merci d'avoir relevé « l'idoine », j'aurais été désolée de tomber totalement à plat).
Ces Dialogues, je ne m'en suis toujours pas remise. Du diable si je m'attendais à un tel déferlement !
Samantdi -> il existe un dvd, une splendeur, de cet opéra, dans une mise en scène de Marthe Keller. Tout y est parfait. Peut-être la toute nouvelle et belle médiathèque de Toulouse... ?
Zvezdo -> Ah bon ? J'ai mis des liens ? ;)
Merci pour ton enthousiasme, j'espère que ça t'incitera à jouer toi aussi ! - Rien à voir : tu as chanté avec les Melomen mercredi soir ? Je n'y ai pensé qu'une fois sur place et je n'avais aucun indice pour te reconnaître :-(
koz> non, je ne chante pas....en revanche je joue du violon (au fond) dans l'orchestre qui accompagnait les Melomen....ils chantaient dans le cadre de la journée contre le Sida, j'imagine. Pour les indices, je vais essayer de venir à un prochain Paris Carnet ....
C'est beau, c'est toi, merci
Chere Koz, tu es décidément impayable !
Je me disais aussi, cet idoine était trop improbable pour être tout à fait gratuit !... Toutefois, je n'étais pas 100% certain... C'était mal te connaitre ! Je me demandais aussi que venaient faire cette couscoussière et ce Schtroump grognon dans cette galère quand j'ai compris ta participation au "dis moi dix mots"... Avec ce billet, tu ne peux que remporter le Premier Grand Prix !!
Samantdi --> Comme Koz, je te conseille vivement ce DVD des Dialogues de Strasbourg, un document exemplaire en matière de production lyrique audiovisuelle.
Kozlika et Ouf : bon, si vous vous y mettez à deux, je vais obtempérer et essayer de me procurer ce DVD...
Je viens de voir en faisant une recherche que Marthe Keller, c'est Marthe Keller (la même que dans le feuilleton !?)
Etonnement total, là.
Eh oui ! La même ! Quel dommage que cette femme ne soit pas plus sollicitée pour d'autres mises en scène... Je crois savoir qu'elle n'en a fait que quelques-unes - dont aucune à Paris.
Oui, et c'est encore la même Marthe Keller que l'autre Marthe Keller qui est Marthe keller (vous me suivez ?) qui a incarné à plusieurs reprises (et le plus récemment en Septembre dernier) la Jeanne au Bucher d'Honegger. Cet oratorio, trés fort, sur un texte parfois un peu abscons de Claudel, a été donnée il y a une quinzaine d'années au Festival de St-Denis, sous la direction du grand chef Seiji Ozawa. Un enregistrement audio en est paru chez Deutsche Grammophon, témoin de cette fort belle prise de role. Elle a remis ça l'été dernier, toujours à Saint-Denis, puis à Lyon en septembre. J'y étais, et c'était fort émouvant.
http://images-eu.amazon.com/images/P/B000026C4J.08.LZZZZZZZ.jpg (à reintegrer dans le message précédent)
LA Marthe Keller, celle de vos (nos) enfances, est aussi celle qui a fait l'an dernier, dit on, la plus belle mise en scène de Don Gio à New York, depuis des décennies --et qui a eu un tel succès qu'ils remettent ça au printemps 2005.
je vous le dis parce que on peut imaginer un charter, ou un truc comme ça.
Merciiiiiiiii !! :):):)
Cela fait plusieurs fois que j'atterris sur ton blog au hasard de souvent hétéroclites recherches... Toujours le même plaisir à te retrouver (pourtant, qu'est-ce que tu me prends du temps, j'en ai déjà oublié ce que je cherchais). Merci d'être là avec tout ce que j'aime et de me (nous) faire partager ta clarté, pertinence, sympathie, vivacité, humour, enfin tout, quoi !
Waw ! Merci à toi pour ce gentimmentaire, Plume :)
Je découvre ce mail en me replongeant dans les Dialogues... J'étais à Bastille pour cette version en 2004, et la musique autant que le livret me raccrochent fortement à mon passé parisien (depuis la Hollande...). Je ne sas pas si beaucoup d'entre vous sont chanteurs dans tous les cas je suis parfaitement d'accord avec vous sur Dawn Upshaw, à laquelle je préfère tant par le style qu par la voix Catherine Dubosc, dans la version CD de Kent Nagano. Quand à Anna-Maria Westbroek, je confirme le talent de cette soprano hollandaise que j'ai eu par hasard l'occasion d'entendre au Concertgebouw!
Près de quatre ans après son écriture, je viens de découvrir votre critique ; elle m'a beaucoup ému.
Merci.
PS : je me suis permis de faire un lien vers ce texte ici.
Merci Christian. Quatre ans après j'en suis marquée encore. Entre-temps j'ai visionné le DVD de la mise en scène de Marthe Keller. Wahou.
Au hasard d’une recherche, je découvre ce billet, très émouvant… Il a bientôt 8 ans, mais il aurait pu avoir été écrit hier. En effet, ce que vous dites et très actuel, puisque les Dialogues des Carmélites, malgré son décor historique, nous parle à nous au présent. Je suis comédienne et travaille depuis deux mois sur ce spectacle, que nous allons jouer du 15 janvier au 21 février 2016 à la Cartoucherie à Vincennes. Et à travers ce spectacle, je vis chaque jour ce que vous décrivez. Puisque ce spectacle vous a plu, peut-être serez-vous intéressée d’en découvrir une toute autre version, théâtrale, avec une forme nouvelle : celle de la tragédie grecque. C’est la forme originelle de notre théâtre occidental, auquel nous rendons hommage car il s’agit d’un théâtre de la célébration et les Dialogues sonne pour nous comme une célébration à la vie! Je pourrai vous faire une détaxe avec plaisir, car j’ai vraiment beaucoup aimé votre billet sur ce sujet, et cela me ferait plaisir de vous faire découvrir une autre version et pourquoi pas en discuter ensemble. N’hésitez pas à m’écrire si cela vous intéresse! :)