J'occupais l'un de mes premiers postes, toute jeune correctrice, je donnais des cours de dactylographie à des correcteurs dans le cadre de la formation continue, vieux briscards qui n'avaient pas plus envie de l'apprendre que moi de l'enseigner. Mais les euh... méandres des écoles de formation du Syndicat du Livre, ça sera pour une autre fois, quand je n'aurai vraiment plus rien d'autre à raconter et que j'aurai recruté une douzaine de cerbères pour camper devant ma porte.

Bref. Ces cours avaient lieu rue Pigalle, et notre entrain commun nous poussait à de nombreuses pauses au rade d'en face, sans abus inconsidéré, disons deux fois dans la matinée et trois fois dans l'après-midi, si le temps que nous avions pris pour manger nous en laissait l'opportunité. La vie n'est pas toujours facile vous savez...

Si bien qu'au bout de la troisième fournée de cours, je connaissais le patron suffisamment pour qu'il ne me demande plus ce que je voulais et qu'il tire de son tonneau mon verre de limonade pression qu'il posait sur le comptoir. Il portait grosse moustache et grosse gourmette, les filles de la rue venaient de temps en temps s'y réchauffer et on se faisait des petits saluts lorsque je les croisais de nouveau en reprennant le chemin vers le métro.

Un jour, un après-midi, nous décidâmes, mes meilleurs élèves et moi-même, de nous installer dans la salle pour la pause de l'après-midi. Oui, car ce jour-là, la salle de cours était officiellement fermée pour une heure pour cause de réquisition pour faire passer des tests à de futurs collègues. Nous nous installâmes donc et le patron m'apporta un quart de limonade :

« S'il vous plaît, demandai-je avant qu'il l'ouvre, je préférerais une limonade pression.

– Au comptoir c'est pression, en salle c'est un quart.

– Oui mais je préfère la pression, elle est meilleure.

– Pffffft c'est la même !

– Ah non ! Pas du tout !

– Vous ne la paieriez pas le prix du comptoir de toutes façons, en salle c'est le prix salle, au comptoir c'est le prix comptoir.

– Oui, oui, c'est pas pour ça, c'est parce que je préfère vraiment la limonade pression.

– Peuh ! Vous ne seriez pas capable de faire la différence.

– On parie ? Tiens, je parie une caisse de champagne que je suis capable de les reconnaître.

– Humpf ! Vous bluffez ! Bougez pas. »

L'homme revient quelques instants plus tard avec deux verres décorés différemment sur un plateau.

« Allez-y, dites-moi laquelle est la pression ! »

Je rigole, je goûte. Je suis sûre de mon coup, tous les amateurs de limonade me comprendront. Les bulles de la pression sont plus légères, plus petites, la saveur en est moins sucrée.

« Celle-là !

– Vous acceptez trois tests ? Vous êtes peut-être tombée dessus par hasard ?

– Oui, oui, pas de problème, allons-y. »

Deux fois le patron revient avec son plateau et ses verres, deux autres fois je reconnais la limonade pression. Il est admiratif. Il ne doit pas souvent boire de la limonade si vous voulez mon avis !

« Chapeau ! me dit-il en me laissant les trois verres sur la table. Vous avez gagné, je vous offre les verres. »

Je suis bien contente d'avoir gagné mon petit pari et je reprends la conversation avec mes collègues. La mine de l'un d'entre eux me fait me retourner : le patron s'approche de notre table, chargé d'une caisse... de champagne.

« Voilà ! me dit-il en déposant la caisse au milieu de notre table.

– Mais... Mais non voyons ! Je plaisantais !

– Un pari est un pari, vous avez gagné vos bouteilles. »

Eberluée, je demande aussitôt qu'on ouvre les bouteilles et que tous les clients présents soient servis. En quelques instants, mes « copines » de la rue, mes collègues, le patron et ses employés, les piliers du bar, les clients de passage, tout le monde trinque et boit son champagne dans les coupes que le patron a sorties. Je suis contente.

Et rétrospectivement effrayée. Je faisais ce pari à la légère, comme on le fait en ce genre de circonstances, et lui non. Que me serait-il arrivé si j'avais perdu mon pari ? Car il ne me serait pas même venu à l'idée de me précipiter au premier Nicolas du coin pour honorer ma dette !

Mais là-bas, à Pigalle, dans ce bistrot, si tu n'honores pas tes paris, tu es un affreux malpoli. Au minimum.