Où sont passés les bas
Les bas, les bas si beaux
Qui glissent (...)
Claude Nougaro - Les bas.

Mais pourquoi des bas ?

(Note : les lecteurs peu portés aux études scientifiques pourront se rendre directement à la partie suivante de notre exposé Kozli dans le métro.)

Tous ceux qui me connaissent ne serait-ce que vaguement savent qu'au dessous de 15 °C je commence à claquer des dents et qu'en deçà de 10 °C je me fais une idée très précise au niveau de mon vécu de ce que dut être la Grande Période Glaciaire. Il s'ensuit que la durée pendant laquelle il me semble envisageable de me promener jambes nues sous ma robe ou jupe n'excède que fort rarement deux mois par an, dans le meilleur des cas.

Or la sexytude d'un collant sous une jupe n'a d'égale que la sensualité des bûches en plastique dans une fausse cheminée. L'esthétique déjà très discutable de la vision en sur- ou plutôt sous-impression d'un slip ou même d'un string sous le collant, lui même garni d'une couture (le plus souvent digracieusement tordue) au beau milieu du bidon, est pour les personnes de mon délicat gabarit agravé de la hauteur jusqu'à laquelle il faut élever la ceinture dudit collant pour éviter le tire-bouchonnage sur les hanches.

Il faut savoir - je m'adresse là aux béotiens de la maille soyeuse - que les collants sont comme le reste conçus pour de grandes perches faméliques dont l'empennage pubis/nombril mesure environ le double du mien. S'ajoute donc à l'anti-flirt transparentiel celui du collant dépassant par le haut de la ceinture de la jupe. Une horreur. On peut contourner l'écueil du rôti bardé grâce au remplacement du collant simple par un collant-slip mais pour la hauteur de la ceinture rien à faire, la matière ne permet la confection d'aucun ourlet (wé wé, j'ai déjà réfléchi au truc mais c'est vraiment infaisable).

Il n'existe donc qu'une alternative pour la tenue idoine lors d'un rendez-vous prometteur au printemps ou à l'automne : l'élégant pantalon ou le combo jupe + bas. L'hiver, il me faudra compter sur ma brillante intelligence, mon esprit subtil, mon humour dévastateur et mes compétences de vestale pour allumer un feu en conditions extrêmes - compétences hélas trop peu souvent mises en exergue dans nos urbains appartements parisiens.

Kozli dans le métro

Une jupe et des bas donc, telle était la tenue dans laquelle je montai dans le wagon du métro pour me rendre à mon rendez-vous prometteur du moment. J'inaugurais pour l'occasion le port de bas autofixants. Le caoutchouc de maintien était recouvert d'une dentelle classieuse dont les quelques fils gris anthracite qui la parsemaient tranchaient délicatement sur le noir de l'ensemble. Et rappelaient, certes pour ma seule gouverne personnelle à ce moment, mais qui sait ce que réservait la soirée, la teinte du caraco porté sous le pullover.

Je m'étais (légèrement) maquillée, ce qui prouve que ce devait être une année bissextile et de surcroît aventureuse car le manque d'habitude me procure toujours la peur de ressembler à une voiture volée comme dirait ma mère. Ah, précisons que je portais également des chaussures de dame. Bref j'étais du moins dans mon petto au top du top et je souriais béatement à mon reflet sur la vitre, anticipant la putative descente des jolis autofixants aidée par des mains audacieuses avec laquelle j'espérais voir la soirée conclure. Disons-le tout net, s'il fut un jour de ma vie où je ne fus pas envahie par le doute quant à ma séduction, nous étions en ce jour précis.

J'en étais là à admirer la capacité qu'ont les fantasmes de faire éprouver les sensations comme si elles étaient réelles et de littéralement sentir le glissement caressant sur ma jambe gauche lorsque le regard de Marlon Brando assis sur le strapontin près duquel je me tenais debout m'avertit que j'étais passée du mode suivez-moi jeune-homme au mode comique de situation. Le pauvre homme se pinçait les joues et tentait désespérément de regarder ailleurs mais ses yeux ne pouvaient s'empêcher de revenir observer... mes chaussures ? Je baissai les yeux.

Mon bas gauche avait tout entier atterri sur ma cheville, formant corolle autour de mon joli soulier.

Le wagon était trop vide pour que je puisse espérer opérer discrètement une remontée du caoutchouc désobéissant, trop plein pour trouver un recoin où me réfugier pour procéder à la manœuvre. Par ailleurs le bas restant étant tout aussi noir que son confrère anéanti à mes pieds l'aspect domino de mes deux jambes côte à côte ne pouvait à l'évidence pas passer inaperçu.

J'étais encore assez perdue sur mon nuage rose. Je pense que c'est là que je puisai la force de respirer un grand coup et de me pencher avec une aisance que m'envieraient les plus grandes actrices qui friment à Cannes pour remonter résolument le fugitif comme si le geste n'avait rien que de très naturel. J'eus la satisfaction d'épater manifestement Marlon Brando, qui devait depuis quelques minutes récapituler intérieurement ses cours de réanimation sagement appris à ses sessions de secouriste urgentiste pour faire face à l'instant où je découvrirais le drame qui se jouait sous ses yeux.

Cette victoire se prolongea une bonne quarantaine de secondes, le temps exact qu'il fallut pour que le bas retourne à la place d'élection qu'il s'était choisie quelques instants auparavant. Un coup de foudre entre un bas et une chaussure sont de ceux que nulle ne peut combattre.

Déjà beaucoup moins fière et détendue il me fallut alors me rendre à l'évidence : ôter les deux bas, ici et maintenant, était la seule solution. Si remonter le premier m'avait semblé ne devoir faire preuve que de culot, je crains avoir eu nettement moins de prestance à effectuer la manœuvre inverse, beaucoup plus consciente aussi du ridicule spectacle que je devais présenter.

Sitôt les deux objets de mon ressentiment au creux de ma main, je me ruai sur le quai de la station suivante, les jetai avec dépit dans la poubelle, puis repris le chemin en sens inverse et retournai chez moi enfiler un jean et mes baskets.

Bien m'en prit. Lorsque je parvins enfin au charmant bistrot, en retard mais pas trop grâce à ma confortable avance précédente, Rendez-Vous Prometteur était super content de me voir, ses yeux brillaient de mille feux et il n'en avait vraiment rien à fiche de ma tenue avec ou sans bas : il avait une super bonne nouvelle à m'annoncer à moi sa toute nouvelle super bonne copine : il venait de rencontrer la femme de sa vie.