Ce metteur en scène n'a vraiment mais alors vraiment pas de bol. On ne lui propose jamais la mise en scène des opéras qu'il aimerait faire. Alors le pauvre type est obligé de faire avec ce qu'il a. Tenez par exemple : qu'en a-t-il à faire, lui, de Lucia di Lammermoor quand Billy Budd aurait pu consituer l'apothéose de ses rêves les plus fous ?

Alors voilà, le pauvre Andrei, moi je me mets à sa place. Et je sais tout exactement comment ça s'est passé. Pour commencer il va voir le décorateur (William Dudley) :

« Premier truc, parce que c'est vachement important que le public soit atmosphérisé à donf, le décor. Déjà, Lucia ça se passe dans des châteaux en Ecosse à la base. C'est nul, c'est d'un rebattu ! On dirait un roman de Walter Scott. Hein ? Quoi ? Ah, le livret est justement tiré d'un roman de Walter Scott ? Dis, tu veux bien ne pas m'interrompre quand je te cause boulot ? Et puis on n'est pas des dinosaures et le maître-mot des mises en scène d'opéra qui déchirent c'est trans-po-si-tion.

Dans un cargo ça aurait vachement de la gueule non ? Un truc à la Billy Budd sauce Bilal un peu, mais en moins bien parce qu'on n'est pas de vils copiteurs. Wé nickel, on va faire ça comme ça : tu me mets un décor (en forme de demi-lune gris métallique, comme ça les traditionnalistes auront leur donjon, on pourra les coincer s'ils gueulent) avec un pont supérieur, une salle de muscu avec cheval d'arçon, agrès, cordes à grimper et tout le toutim. Ah et puis des échelles horizontales, verticales, avec différents angles aussi : merde quoi on a une scène en trois dimensions on peut bien utiliser autre chose que les angles droits. Et puis si tu pouvais me coller deux trois fois un dortoir de sous-marin dans une scène ou une autre tu serais un ange, coco [coco, le surnom original et affectueux qu'Andrei utilise pour parler au chef décorateur. – NDLR].

Dis, tant que tu es là, tu peux me faire un projet pour la chambre de la nuit de noces ? J'ai peur de tomber dans le conventionnel super lourdingue mais d'un autre côté, faut pas trop filer la métaphore cargo/sous-marin alors j'avais pensé à un genre de tente berbère avec des lampions, ça serait super frappant non ? Le public se poserait des questions sur les mariages forcés d'autrefois et ceux de maintenant tu vois ? Rho p'tain je sens que ça va dépoter, là. Japonais les lampions hein, on fait pas du Walt Disney au palais des Mille et Une Nuits non plus. »

Faut savoir que William Dudley n'est pas que décorateur, il est aussi créateur des costumes. Alors Serban - qui est un malin - il sait reconnaître les efforts qu'il demande à ses collaborateurs et leur faire plaisir quand il peut. Et là il la une super idée (encore une autre je veux dire) :

« Dis donc, tu sais qu'elle est ma-gni-fique la robe de mariée que tu as faite pour Lucia ! C'est trop con qu'on ne la voie que dans une scène toute bien propre ; oui parce que après va bien falloir verser de l'hémoglobine dessus, là je peux pas faire grand chose. Mais j'ai un super plan : tu vois quand Lucia meurt, après sa scène de folie, il y a ensuite toute la fin avec Edgardo qui s'imagine qu'il parle à Lucia, puis qui se jette sur sa tombe en se rappelant les bons moments qu'ils ont passés ensemble (mais non, pas ceux-là qu't'es con hu hu, sinon pas de robe, ha ha), enfin les simagrées habituelles quoi.

Bon. Alors ta belle robe, tu vas me la faire en cinq exemplaires. Une pour la chanteuse qui fait Lucia et qu'on fera revenir sur scène après sa mort (pas celle de la chanteuse, banane, celle de Lucia). On fera un truc que j'aimais bien quand j'étais petit : le Spécial Cadeau Bonux. On colle un tas de paille dans un coin et quand Edgardo chante son solo, hop ! le cadeau sort du tas, c'est Lucia en robe de mariée blanc impeccable et elle danse avec de la paille dans les cheveux (j'avais vu ça, le coup de la paille dans les cheveux dans L'Elixir d'amour l'année dernière et ça rendait super chouette). En même temps on colle la robe à trois figurantes - tu sais celles qui sont à moitié à poil dans la première scène, vu qu'on est pas pudibonds à l'opéra, faut casser les vieux clichés. Et les trois figurantes elles dansent aussi en fond de scène. Grandiose non ? Ah et puis la cinquième c'est pour coller sur un mannequin de chiffon, celui qu'on collera sur le brancard qui apporte Lucia au cimetière. Comme ça, Edgardo s'effondrera sur le corps en pleurant mais si un jour on met un ténor un peu poids lourd, ça fera pas mal à la figurante et la chanteuse-Lucia pourra continuer à danser tranquillou.

Comment ça les gens vont rien comprendre ? Attends, on fait de l'opéra coco [coco : nom original et affectueux que Serban donne au chef costumier. – NDLR], on méprise pas l'intelligence et la culture des spectateurs nous. Ils ont potassé leur livret et connaissent l'histoire par cœur et sinon c'est tant pis pour leur gueule, on fait dans l'art, pas dans l'assistannat bordel. »

Et c'est lors des premières répétitions scéniques qu'interviendra la Ze Illumination. Andrei porte ce jour-là un parfum (TomatePourrie de chez Koz), qui fait défaillir Natalie D., la chanteuse future porteuse de l'une des cinq robes de mariage. Natalie D. s'effondre gracieusement aux pieds d'un Andrei ébahi et émerveillé : dans toute sa carrière il n'a jamais vu personne s'évanouir avec tant de talent.

« Chériiiiiiiie [c'est le surnom affectueux et original dont Andrei aime à se servir pour parler aux femmes. - NDLR] ! Chéééérie, tu étais ma-gni-fique ! Je VEUX garder ce truc pour la mise en scène, tu vas me la faire à la signature du contrat de mariage, ok ? Non attends, ça serait trop dommage que des spectateurs ratent ça. Tu vas me le refaire plusieurs fois, au moins trois ou quatre, tu vas les mettre à genoux Chérie. Ooooooooh, mais même, tu sais quoi ? On va te mettre debout sur la table, ça se verra mieux. D'ailleurs la didascalie le dit : Lucia défaille, alors on est couverts par le parolier (je crois qu'on dit le librettiste en fait) himself.

Pardon ? Oui, eh ben si ça fait rigoler le public c'est tant mieux, ça décrispe un peu tout ça, ça décrasse le pathos primaire, j'aime bien. On verra qui est capable d'émotion véritable et qui a besoin qu'on lui sorte les kleenex en prêt à pleurer.

Autre chose du même tonneau dont je voulais te parler : je sais que tu es capable de chanter des trucs hyper durs dans n'importe quelle position, alors à chaque fois que le public risquerait de se prendre à se laisser aller aux sentiments, toi tu vas faire un truc qui les déconcentre, à cloche-pied sur un tape-cul pour l'air de la fontaine, debout tout au bord du haut lit superposé (oui, je t'ai pas dit mais en fait ta chambre c'est une chambrée, on t'expliquera coco et moi) pendant la crise de désespoir avec le frangin, à califourchon sur une poutre tout en haut pour la folie. Le public aura peur que tu te casse la figure, seuls les vrais mélomanes ne se concentreront que sur ton chant. C'est classe hein, ça fait le tri tout ça, je suis content. »

Et des chouettes idées comme ça, il en a treize à la douzaine, le metteur en scène. Fort heureusement contrebalancées par une ou deux vraies bonnes idées, et côté voix et musique tout plein de bonnes choses. Mais ça sera pour le prochain billet ! (Lire la deuxième partie de ce billet et le compte rendu de la soirée du 22 septembre, pour une véritable représentation cette fois. Donc plutôt au sujet des interprètes et de la musique cette fois.)


Je m'excuse auprès d'Andrei Serban, j'en ai un peu rajouté des tonnes et je suis également de mauvaise foi pour ce qui concerne la dernière partie puisque Natalie Dessay n'était pas la première interprète de cette production qui fut créée en 1995 avec June Anderson :)