Septembre 1998. Marion entre dans notre chambre le premier dimanche matin après la rentrée scolaire. « Maman, on est l'année prochaine et j'ai toujours envie de faire de la flûte. »

Hein ? Mais de quoi parle-t-elle ? Il me faut un moment pour reconnecter les synapses du souvenir : il y a quelques mois, vers le début de l'année scolaire précédente, elle avait fait part de son envie d'apprendre la musique. Moui, lui avais-je répondu, et dans trois semaines tu voudras faire du karaté, dans trois mois du théâtre. On verra l'année prochaine si tu en as toujours envie. Elle était repartie jouer dans sa chambre sans plus jamais en reparler et j'avais oublié. Mais pas elle. Impressionnée par sa pugnacité, j'entreprends avec ardeur les jours suivants de me renseigner auprès de l'école de musique de la commune tout en poursuivant mes discussions avec elle. A cette époque, je n'appréciais pas beaucoup la flûte (depuis, j'ai appris...) mais j'ai envie de sauter partout comme un cabri à l'idée qu'un de mes enfants est attiré par l'apprentissage d'un instrument. Mmm de la flûte traversière ? Dis, tu es sûre que c'est de cet instrument que tu veux apprendre à jouer ? Ben, j'ai hésité avec l'accordéon et la harpe, mais finalement non je préfère vraiment la flûte. Et euh... tu n'aimerais pas apprendre le violoncelle ? C'est bôôô le violoncelle, c'est mon instrument préféré. J'aimerais tellement savoir en jouer. La confiance qu'elle place en moi, le désir qu'elle a toujours de me plaire la font hésiter, elle soupèse, je vois bien qu'elle est très embêtée par cette suggestion et qu'elle s'apprête peut-être à accepter. Et je me collerais des baffes. Non non, c'est stupide ce que je viens de dire, je vais te trouver des cours de flûte, c'est promis. C'est très bien aussi la flûte et c'est pratique pour emporter en vacances.

Kozlimaman ou les pièges de la projection. Si le vernis est plus smart quand on parle du choix d'un instrument de musique ou d'orientation professionnelle, quelle différence au fond avec les enfants poussés à devenir la miss monde que maman aurait voulu devenir ou le gardien de but qui fit rêver papa, tous comportements parentaux qui font pousser des cris d'orfraie aux parents-zintelligents ?

Comment faire la juste place à la transmission des valeurs sans passer par la case de l'instinct reproducteur au sens le plus littéral ?

On peut aussi projeter l'autre. Quelques années auparavant, ma mère m'avait acheté pour mon anniversaire une montre à suspendre autour du cou. C'est moi qui avais manifesté l'envie d'en avoir une. Elle portait - elle porte encore, elle est là dans le tiroir du bureau depuis lequel je rédige ce billet - sur le couvercle une sculpture de tête de cheval. J'étais en train de me dire qu'elle avait dû avoir du mal à trouver ce type de montre et se résoudre à prendre un modèle aussi peu ressemblant à mes goûts, quand elle m'annonça toute fière qu'elle était siiiii contente d'avoir réussi à dégoter celle-ci, toi qui aimes tant les chevaux. Gni ? Je devais faire une mine passablement éberluée : Ah non ? Pourtant Fred [mon père] les adorait ![1] C'est une réaction un peu exagérée sans doute, mais j'avais vraiment envie de hurler : mais merdeuuuuuh, je suis MOI, moi tout court, pas une extension de mon père !

Et on projette aussi bien sûr, dans le rejet : tu ne peux pas être comme ça car je ne veux pas/j'ai peur de l'être est un excellent point de départ pour refuser à l'autre d'être ce qu'il est. Finalement bien peu différent de tu veux faire du violoncelle puisque c'est ce que j'aimerais, moi, faire/avoir fait.

(Post-rédaction : je vois là des bribes qui s'enchevêtrent entre mes trois-quatre derniers billets chronegologiques et celui-ci. On est toujours dans le droit à l'être-soi non ? ça serait-y pas comme un thème kozlikien récurrent ? je m'interpelloge.)

Notes

[1] Du même tonneau, j'ai l'honneur de vous apprendre que j'ai le don des langues (si si, yaka voir) ! (Je pense d'ailleurs que c'est de là que provient l'adage Si ce n'est toi, c'est donc ton père...)