1998:38 projection
Par Anna Fedorovna le jeudi 16 novembre 2006, 19:24 - Mes petits cailloux - Lien permanent
Septembre 1998. Marion entre dans notre chambre le premier dimanche matin après la rentrée scolaire. « Maman, on est l'année prochaine et j'ai toujours envie de faire de la flûte. »
Hein ? Mais de quoi parle-t-elle ? Il me faut un moment pour reconnecter les synapses du souvenir : il y a quelques mois, vers le début de l'année scolaire précédente, elle avait fait part de son envie d'apprendre la musique. Moui, lui avais-je répondu, et dans trois semaines tu voudras faire du karaté, dans trois mois du théâtre. On verra l'année prochaine si tu en as toujours envie. Elle était repartie jouer dans sa chambre sans plus jamais en reparler et j'avais oublié. Mais pas elle. Impressionnée par sa pugnacité, j'entreprends avec ardeur les jours suivants de me renseigner auprès de l'école de musique de la commune tout en poursuivant mes discussions avec elle. A cette époque, je n'appréciais pas beaucoup la flûte (depuis, j'ai appris...) mais j'ai envie de sauter partout comme un cabri à l'idée qu'un de mes enfants est attiré par l'apprentissage d'un instrument. Mmm de la flûte traversière ? Dis, tu es sûre que c'est de cet instrument que tu veux apprendre à jouer ? Ben, j'ai hésité avec l'accordéon et la harpe, mais finalement non je préfère vraiment la flûte. Et euh... tu n'aimerais pas apprendre le violoncelle ? C'est bôôô le violoncelle, c'est mon instrument préféré. J'aimerais tellement savoir en jouer. La confiance qu'elle place en moi, le désir qu'elle a toujours de me plaire la font hésiter, elle soupèse, je vois bien qu'elle est très embêtée par cette suggestion et qu'elle s'apprête peut-être à accepter. Et je me collerais des baffes. Non non, c'est stupide ce que je viens de dire, je vais te trouver des cours de flûte, c'est promis. C'est très bien aussi la flûte et c'est pratique pour emporter en vacances.
Kozlimaman ou les pièges de la projection. Si le vernis est plus smart quand on parle du choix d'un instrument de musique ou d'orientation professionnelle, quelle différence au fond avec les enfants poussés à devenir la miss monde que maman aurait voulu devenir ou le gardien de but qui fit rêver papa, tous comportements parentaux qui font pousser des cris d'orfraie aux parents-zintelligents ?
Comment faire la juste place à la transmission des valeurs sans passer par la case de l'instinct reproducteur au sens le plus littéral ?
On peut aussi projeter l'autre. Quelques années auparavant, ma mère m'avait acheté pour mon anniversaire une montre à suspendre autour du cou. C'est moi qui avais manifesté l'envie d'en avoir une. Elle portait - elle porte encore, elle est là dans le tiroir du bureau depuis lequel je rédige ce billet - sur le couvercle une sculpture de tête de cheval. J'étais en train de me dire qu'elle avait dû avoir du mal à trouver ce type de montre et se résoudre à prendre un modèle aussi peu ressemblant à mes goûts, quand elle m'annonça toute fière qu'elle était siiiii contente d'avoir réussi à dégoter celle-ci, toi qui aimes tant les chevaux. Gni ? Je devais faire une mine passablement éberluée : Ah non ? Pourtant Fred [mon père] les adorait ![1] C'est une réaction un peu exagérée sans doute, mais j'avais vraiment envie de hurler : mais merdeuuuuuh, je suis MOI, moi tout court, pas une extension de mon père !
Et on projette aussi bien sûr, dans le rejet : tu ne peux pas être comme ça car je ne veux pas/j'ai peur de l'être est un excellent point de départ pour refuser à l'autre d'être ce qu'il est. Finalement bien peu différent de tu veux faire du violoncelle puisque c'est ce que j'aimerais, moi, faire/avoir fait.
(Post-rédaction : je vois là des bribes qui s'enchevêtrent entre mes trois-quatre derniers billets chronegologiques et celui-ci. On est toujours dans le droit à l'être-soi non ? ça serait-y pas comme un thème kozlikien récurrent ? je m'interpelloge.)
Commentaires
Ah la projectionite des mamans ! Une pathologie terrible, dont on ne guérirait pas apparemment, à moins que la souffrance narcissique infligée par la nôtre n'ait été telle qu'elle ait imprimé une sonnette d'alarme monumentale...
Maintenant le sujet que tu abordes dans ce billet, est passionnant, et mériterait plus qu'un vulgaire commentaire de passage de ma part !
ps: échange cours d'anglais contre cours dotclear... heu... ;)
Incroyable comme on se retrouve dans ce billet.. des deux côtés ! entre la situation de l'enfant qui fait face aux désirs inachevés du père (ou de la mère..) et nous qui reproduisons par la suite le schéma (pas malin hein ??). hum, je rejoins Otir pour dire que ce sujet, on pourrait en dire long..mais c'est abordé de manière toute mignonne ici ;)
Pour l'instant, je tisse. Après on verra si je brode ;)
J'ai été influencée par mes parents, je ne sais pas s'ils se sont "projetés" (c'est possible du reste) : petite, j'ai fait de l'anglais et bien plus tard du russe parce qu'ils en avaient fait et que c'est à travers leur goût que j'ai désiré ces langues. De la danse, parce que ma mère avait eu envie d'en faire, et j'en ai eu anvie tout comme elle, une envie consentie et qui "venait de moi" si on veut mais qui m'est venue par elle. mais même si cela a été une projection, ça m'a apporté beaucoup. En fait, les projections positives (sauf si elles sont intrusives pour l'enfant, si elles gomment ses désirs) peuvent aussi enrichir sa capacité propre à se projeter et à construire ses envies, à former et consolider son goût. Les seules projections pernicieuses sont celles me semble-t-il qui sont négatives, vides de contenu : quand un parent revit à travers son enfant ses échecs et ses frustrations, quand lui transmet des goûts, des idées, des notions qui lui permettent de régler des comptes par personne interposée. Mais ça, c'est aussi sans doute bien plus que de la projection, c'est peut-être un peu hors champ.
Il y a toujours de l'influence dans une relation d'aîné à enfant, et puis quand on est enfant on a besoin de modéliser ; dans l'influence, l'enfant sélectionne, il construit le modèle à sa façon aussi. Alors s'il s'agit de projection, il y a peut-être bien une part de projection de la part de l'enfant (qui reconstruit la projection), autant que de celle de l'adulte ?
Quels sont les désirs que nous aurions eu véritablement seuls ? Pas beaucoup. On désire une chose parce qu'elle est rendue désirable par le désir de quelqu'un que l'on estime ou que l'on aime, et avec qui on recherche une sorte de fusion. Ensuite on s'approprie le truc, selon que le goût dure en nous ou pas.
Kozlika, pas de stress. Exprimer des désirs à son enfant, surtout inconscients, est signe que l'on est vivant. Et c'est ce qui compte. Et puis, il y a en plus le cadeau Bonux : Marion (quel âge a-t-elle, au fait?), après avoir tâté de la flûte, du violoncelle, de la guimbarde et de l'oacarina, a quand même deux chances sur trois de dire un beau jour à sa mère : tout ces instruments m'emm..., j'essaierais bien le chant lyrique. Et là... ça peut être quelque chose d'assez fort (je parle en expérience de cause). Cette flûte/violoncelle est donc profondément réjouissante.
Otir : chouette alors, te voilà installée sous Dotclear !
Kozlika, ce billet me donne beaucoup de grain à moudre, d'autant plus que je pensais à cette question pas plus tard que cet après-midi... ;-)
Il y a une contagion à n'en pas douter, car comme samantdi l'a dit, j'ai moi aussi un peu de grain à moudre à ce sujet, assez pour en faire un billet un de ces quatres matins !
Ah, quand les parents compensent leur frustration de jeunesse de n'avoir pas fait de musique, j'en sais quelque chose... Bravo d'en avoir conscience !
Samantdi, Franck et Otir, j'en suis bien contente, moi qui m'inquiétais de l'aspect nombrilique de ces billets, qu'ils puissent faire écho et rebondir ailleurs.
Je viens d'aller lire ton billet en lien, padawan, il est en effet pile poil dans le sujet, notamment la conclusion !
Marrant doit y avoir un lien psychologique caché entre la flûte et la harpe, c'est exactement les deux instruments entre lesquels j'ai hésité en commençant la musique. Finalement flute. Mais la clé dans la musique pour les enfants, c'est l'enseignements. Rien de tel qu'un bon conservatoire national pour vous dégouter un jeune en moins de deux. Trust me... ;)
Non, bon c'est pas tout, mais il va falloir que je la ressorte cette flûte ! (Non, Kozlika, ces billets ne sont pas narcissique, juste des petits morceaux de vie parabolliques ;) - euh, ça se dit pas ?)
Grain à moudre, effectivement. Et puis étant enfant (pas forcément dans le sens petit ou jeune du terme d'ailleurs, mais juste dans le sens enfant d'un parent), la difficulté de se dire à soi-même, "non, je ne ferai pas cela pour lui faire plaisir et la plus grande difficulté encore, lorsqu'on change de carrière, d'instrument, de route, de ne pas se dire "je faisais cela pour leur faire plaisir". En gros, la difficulté à trouver l'équilibre entre soi et les autres, et à affirmer des choix, quels qu'ils soient.
Ca veut rien dire ce que je viens de dire, non ?
Pour être sûrs de ne pas les influencer, le mieux c'est de tout leur interdire, comme ça chaque activité sera une conquête. Non ? Bon, alors, tu vois bien que c'est toi qui as raison (comme dab)
Mais la projection fonctionne aussi dans le négatif : tu ne peux pas faire de la danse ou de la musique, ton père ou ta mère sont raides comme des piquets et n'ont pas d'oreille...