Je ne savais pas encore à quel point les images télévisées des obsèques de François Mitterrand, décédé en janvier, allaient me poursuivre longtemps. Le luxueux cercueil, les obsèques solennelles, Mazarine Pingeot aux côtés de ses frères, la main de Danièle Mitterrand venant se poser sur son épaule, tout cela j'y repenserai dans quelques mois en me rendant solitaire au carré juif du cimetière de Bagneux après avoir appris la mort de mon père et appris où il était enterré.

Je suis éperdue et morte de rire à la fois. Pas de doute, je tourne en caméra cachée le remake de Le Bon la Brute et le Truand. Je parcours le carré en essayant de lire chaque inscription sur les tombes les plus fraîches, en vain, puis les plus anciennes (caveau familial ?). La tête me tourne, je ne sais plus quelles allées j'ai faites et celles qui restent à faire. Je me tance : il faut être plus méthodique, Anne, tu n'arriveras à rien comme ça. Il pleut, ça tombe bien mes sanglots et mes rires sont secs, encore une histoire de vases communiquants que mon père aurait transformée en problème à résoudre sur une feuille de mon cahier de brouillon, comme avant, comme quand je ne savais pas que les papas mentent aussi et qu'un jour il faut creuser les sillons d'un cimetière sous la pluie, sans même le poncho de Clint Eastwood, parce qu'il ne m'a pas donné la carte de la planque des 200 000 dollars. Je suis Blondin et je connais le nom. Je finirai par me résoudre à demander à l'accueil, qui me fournira les indications nécessaires, merci Tuco, et m'informera que la pierre est commandée mais pas encore livrée. Ah ben voilà pourquoi je ne trouvais pas aussi !

Devant le tas de terre, je me dis que Marcel aurait adoré cette histoire, lui qui était parti il y a quelques mois aussi en cette année 1996.

Je l'entends encore nous raconter son dialogue avec le gars des pompes funèbres où il s'était rendu pour préparer sa crémation.

« Vous avez des cercueils en carton recyclable ?
– Vous plaisantez, monsieur, bien sûr que non !
– C'est quand même un peu idiot de gâcher du bois pour le faire brûler, vous n'avez vraiment rien dans le genre pas cher et sans aller couper des arbres ? Mon fils est compagnon charpentier, on respecte le bois dans la famille. Au moins, vous avez un bois bas de gamme qui brûle vite ?
– Vous avez un drôle d'humour, monsieur Allemann ! On ne plaisante pas avec les crémations !
– Oh vous savez, quatorze mois à Dachau ça apprend à plaisanter avec tout, même avec les crémations, surtout avec les crémations. »

Le type était outré jusqu'à ce que Marcel lui montre son tatouage, et le Marcel s'amusait comme un fou, oubliant pour quelque temps le cancer qui était en train de le bouffer. Marcel, Marcel, pourquoi t'es pas là avec ta barbe blanche et tes yeux bleus pétillants pour me dire que tout ça c'est des conneries, qu'on se fout d'où sont les morts et qu'il faut s'occuper des vivants ?

Je me sentirais quant à moi incapable d'aller faire une telle démarche, que pourtant j'admire, incapable plus largement de préparer ma mort. De lui dire oui. Je ne serai jamais prête. L'idée du suicide ne m'a jamais effleurée non plus, elle est hors du champ du possible, quelles que soient les circonstances. Il me semble tout aussi inconcevable de souhaiter un jour pouvoir recourir à l'euthanasie.

Bien sûr je dis ça ici et maintenant, valide et sans épée de Damoclès au-dessus de la tête. Nul ne peut prédire ce qu'il choisirait sous la torture, et l'invalidité ou la maladie à son dernier stade en sont une. Si ce choix me semble à mille lieues de moi (mais qui sait un jour ?), il me semble évident qu'il fait partie de l'ensemble des libertés de choisir et devrait être défendu au même titre que les autres.