1984:24 big brother
Par Anna Fedorovna le lundi 4 décembre 2006, 19:16 - Mes petits cailloux - Lien permanent
1984. Ça me fait tout drôle d'être arrivée à 1984. Quand je l'ai lu pour la première fois, 1984 représentait une date très très lointaine. Je serais adulte, presque vieille (en 1984, j'aurai vingt-quatre ans ? houla oui !)
Entre-temps j'ai dévoré tous les rayonnages de science-fiction de mon beau-frère et empli de nombreuses étagères de mes propres acquisitions. Michel Zévaco et la science-fiction sont les deux lectures que j'ai exclusivement partagées avec lui, ma mère et ma sœur y étant parfaitement hermétiques, tout autant qu'aux westerns dont nous nous régalions ensemble. Et cela me ravissait de partager avec lui notre petit domaine rien qu'à nous. Bien entendu, Dom était mon Grand Expert en science-fiction. Et en westerns. Pour Zévaco je l'ai très vite « doublé », il s'était contenté des Pardaillan tandis que je m'étais rapidement mise à écumer les bouquinistes pour en trouver d'inédits au Livre de Poche.
Je vous avertis tout de suite que quand je parle de science-fiction, je parle bien des Brunner, Van Vogt, Herbert, Heinlein, Spinrad, Dick, Sargent, Farmer etc., pas de cette horrible fantasy qui occupe à elle seule 90% des rayonnages actuels des librairies ! De la vraie bonne, pas coupée aux contes de fées, trolls et elfes (beurk), ni les trucs vaguement horror-vampires comme Simmons (quoique l'Echiquier du mal était à peu près potable), ou pire encore King, nan nan nan.
Et ça tombe que 1984 c'est vraiment l'année en terre étrangère pour moi, car je pars avec mon cher et tendre à son instigation pour un retour à la nature (déjà fort tardif, ça se faisait plutôt dix ans avant). Et je vous jure que Malons-et-Elze, sis dans le Gard entre Villefort (Lozère) et Les Vans (Ardèche), c'était plein d'extra-terrestres. Déjà, comme vous pouvez le constater sur le lien ci-dessus, nous sommes arrivés là-bas en plein pic démographique : 98 habitants sur la commune, si si. Et quand on sait que Malons compte deux tiers des habitants et que nous étions à Elze, trois kilomètres à vol d'oiseau, vingt-cinq minutes de chemin de terre à vol de vieille Ami-8 pourrie, la première boulangerie à trois quarts d'heure de route pour les fous du volant, ça vous donne une idée du déracinement que l'aventure constitua pour la Parisienne pure souche que je suis.
Alors, la vie à Elze, c'était, comment dire... un peu spécial. Pas de chauffage, d'ailleurs ça n'aurait pas servi à grand chose puisque pas de fenêtre qui ferme réellement, pas d'eau chaude courante, d'ailleurs pas d'eau courante du tout, pas de chasse à deux vitesses, d'ailleurs pas de toilettes du tout, et tout à l'avenant. Treize mois quand même, la performance mérite d'être saluée. A Elze, il y avait un « natif » – brave homme bourru et picoleur, qui avait découvert que « figurez-vous que l'Allemagne ils ont une lune aussi, je l'ai vue quand j'étais dans leurs usines » – et tout le reste en néo-ruraux, des gratouilleux de guitare (et de poux) artistes méconnus aux éleveurs de chèvres et moutons faméliques, mais entièrement élevés aux ronces naturelles, en passant par Ahmet qui dialoguait directement avec les étoiles en leur chantant des berceuses depuis le pas de sa porte et une potière sud-africaine, son mari et leurs filles que je faisais réviser en sortant de l'école (une heure de trajet en taxi scolaire pour s'y rendre, si la neige ne bloquait pas le chemin), cette famille-là - qui vit aujourd'hui en Australie, et un type qui habitait au bout du village devinrent nos amis.
Le type c'était un drôle de zigoto, un gars à barbe blanche et aux yeux bleus d'une soixantaine d'années, très sévèrement cardiaque, un poumon en moins et la malice à demeure au coin de l'œil. Marcel.
Marcel photographiait ses enveloppes de médicament en macrophoto, les décorait d'impressions de lettres en buis, les passait dans tel ou tel liquide ou pot de peinture « pour en sortir quelque chose de beau ». Marcel s'était bâti un lit haut, très haut sous le plafond, pour qu'il ne reste qu'un seul mètre entre le plafond et lui, parce que « la troisième couchette en haut c'est la plus peinarde, celle où quand je m'y posais je me disais que j'avais une heure ou deux devant moi sans qu'on me tape dessus ». Les repas de fête chez Marcel c'était du chou à la vapeur avec du carvi, parce que putain pendant des mois là-bas il s'était juré qu'en sortant de là il boufferait les feuilles du chou et pas l'eau qui avait servi à les cuire. Et il riait Marcel, il riait de tout, il riait tout le temps : « Sans déconner, vous avez déjà mangé quelque chose de meilleur que des feuilles de chou vous ? » Et nous on disait, et on le pensait vraiment, que non, boudiou, jamais rien de meilleur, jamais ! Marcel disait qu'il avait du bol, parce que son séjour de plusieurs mois en prison avant d'aller à Dachau lui avait fait prendre de la graisse et des réserves. Marcel disait qu'il avait du bol parce que Dachau c'était d'abord un camp de travail et qu'il était gaillard à quinze ans, que le gars au triage avait tiqué sur sa taille, avait hésité (à droite, à gauche, non à droite) et que finalement ce petit costaud lui avait semblé une bonne recrue.
Marcel il disait que c'était nul d'avoir eu la nationalité suisse parce que les nazis (il disait toujours les nazis, jamais les Allemands) avaient eu la trouille à la fin, quand ils sentaient que c'était cuit et qu'ils avaient rendu les prisonniers suisses à la Suisse dans l'espoir de négocier des planques après. Et que du coup le petit Marcel n'avait pas connu la libération des camps, surtout que par mesure sanitaire on les avait placés, lui et ses compatriotes déportés, en quarantaine à l'arrivée au pays. Marcel il lui faudrait une rubrique, ou même tout un blog, rien que pour lui parce que là, en trois phrases honteusement bâclées, j'ai à peine effleuré le personnage, à peine esquissé sa vie.
La vache, qu'est-ce qu'il me manque le Marcel.
Commentaires
Tu as fait ton retour à la terre baba-cool en 1984 ?!? En pleine période new-wave et yuppies ? Ah wuais, t'es pas récupérable !
Bien sur que si qu'elle est récupérable ! Elle lit du Brunner, du Van Vogt, du Herbert, du Heinlein, du Spinrad, du Dick, Sargent, du Farmer etc. Et p'tet ben même qu'elle lit aussi du Simmons voire même du K. Dick. C'est dire \o/
choc de générations. je ne mentirais pas, à cette époque, je me planquais encore dans les jupons de ma mère.. et que c'est bon de voir les choses d'un oeil différent... que ce soit d'une génération vers une autre, d'un paysage à un autre..le changement peut être si contraigant. mais quand on se retourne, on se rend compte que dans ces moments on a mis surtout le meilleur de nous même à l'épreuve, et qu'on s'en est plutôt bien sorti en général... je n'ai pas connu ce monsieur dont tu parles, je ne connais pas ton histoire ni la sienne.. mais en quelques lignes tu as encore reussi à me plonger dans le texte, j'avais presque les images du livre de primo levi, "si c'est un homme" qui me venait en tête, du moins celles que mon imaginaire a bien voulu m'inciter à créer à l'époque où je l'ai lu...
@Kozlika :
As-tu lu le cycle "Les cantos d'Hypérion" de Dan Simmons : Hypérion et La chute d'Hypérion ?
(2 tomes en grande taille, ou 4 tomes en poche chez Pocket)
Si non, annule tout ce que tu avais prévu pour les jours qui viennent, décroche ton téléphone, et lis-le. Tu m'en diras des nouvelles.
Marcel, je suis sûre que j'aurais aimé manger des feuilles de chou avec lui.
Au début de ta description du charmant patelin, j'ai immédiatement pensé à la chanson Marly Gaumont.
Quant à Marcel, ben, même récit du rescapé de la famille, il parait aussi "qu'il a eu de la chance", et lorsque j'ai lu le livre qu'il avait écrit pour ses petits-enfants pour y raconter Auschwitz, je me demande encore comment il a survécu à tout ce qu'il a subit et comment il peut aujourd'hui faire preuve d'une aussi grande humanité.
@Swâmi : Quel bon goût ! Moi aussi je suis une mordue de SF et le cycle Hypérion est sublimement écrit (à lire en anglais), je recommande Bordage pour les amateurs de notre langue ;-)
En fait Dan Simmons n'est pas vraiment un écrivain "horreur" (il a exploré différent champs), Herbert bien davantage. A ne pas manquer non plus, le cycle d'Endymion (faut relire Keats en parallèle, ça vaut le coup). Sa revisite de L'Olympe est vraiment intéressante aussi. Si tu as envie de lire quelque chose de différent de King, essaie Dolores Claiborne, Thinner, tu seras probablement agréablement surprise. On peut dire ce qu'on veut de King : il n'empêche que c'est un incroyable raconteur d'histoires, ça m'épate, même sur des livres dont je ne suis pas fan.
Un que j'aime beaucoup : Thomas Disch. je l'ai découvert il y a un moment déjà, via Le Caducée Maléfique (pas aimé les choix narratifs de la fin mais l'idée est vraiment intéressante et ça se dévore comme un croissant frais).
Dan Simmons en anglais, je ne sais pas ce que ça donne, je ne lis pas l'anglais, mais en français à part l'Echiquier, tous ceux que j'ai essayé de lire étaient très mauvais. Je n'aime pas les vampires, histoires de possessions et autres diableries, même avec grand talent de conteur, exit King et les autres du même tonneau.
Ah mais Disch, tu fais bien de le signaler Flo, j'aime bien beaucoup aussi ! (je n'ai pas cité tout le monde non plus mais c'est vrai qu'il aurait dû venir dans les tout premiers, notamment Camp de concentration et Sur les ailes du chant.
On m'a offert "Hyperion" (en VO, évidemment) il y a quelques années, il prend la poussière sur une étagère... Va bien falloir que je l'ouvre un jour, pas vraiment mon genre de lectures (mais totalement mon genre de films). C'est vrai qu'il est vraiment énorme, y'a pas tromperie sur la marchandise.
En fait, Koz', elle a un super bon potentiel de geekette :) (je comprends mieux l'engouement pour X-Files ;) ).
Bof, engouement faut le dire vite. Disons qu'avec 15° au soleil et deux ados à la maison c'était de bons moments à passer ensemble pendant les vacances mais ça ne me viendrait pas à l'idée de regarder ça à Paris.
Ben moi en 1984 j'ai lu 1984 (et c'est même pas une blague). Et depuis à mesure, je constate (combien Orwell avait vu juste sauf qu'il n'avait pas imaginé que pour être bigbrotheriswatchingué les gens seraient volontaires et passeraient des castings ; il avait sans doute bien trop d'humanité pour ça). Je suppose qu'on peut être rescapés de tout, ne plus croire en l'être humain après avoir subi le pire dont on soit capable et précisément pour cette même raison ne pas vouloir pour le temps de reste ajouter ne serait-ce qu'un gramme de mocheté au monde ; quelque chose de cet ordre et que les bourreaux se démerdent avec leur karma (?) carbonisé, on va quand même pas leur faire l'honneur de par la suite leur ressembler. (c'est une hypothèse de tentative de compréhension).
Ce qui me frappe le plus, là dans ta description, c'est cette phrase :
. Depuis que je vis en Allemagne, je comprends l'importance que peut avoir cette distinction. Sinon, comme Satmandi, tout pareil.aux écrivains s.f. sus-cités, ajoutons Greg Egan.