1981:21 regarde
Par Anna Fedorovna le mercredi 6 décembre 2006, 18:40 - Mes petits cailloux - Lien permanent
Je n'avais jamais remarqué que Mitterrand avait à peu près la même calvitie que Giscard d'Estaing avant ce 10 mai 1981, à vingt heures pile. Nous étions une bonne quinzaine agglutinés dans l'appartement de ma mère devant l'écran. La télévision (Antenne 2 je crois bien) avait pris l'habitude depuis quelques scrutins d'afficher progressivement l'image de l'élu par lignes horizontales successives en partant du haut. Voyez donc : à un cinquième de l'écran, nous poussions tous le début d'un cri de dépit qui se transforma quelques « centimètres » plus bas une explosion de joie.
J'avais comme d'habitude voté pour celui dont je me sentais le plus proche au premier tour (en l'occurrence, celle, Huguette Bouchardeau, je me suis spécialisée dans les lanternes rouges, j'ai voté pour Taubira en 2002...) et le moins pire au deuxième. Sauf que ce moins-pire-là avait quand même un parfum de vachement-pour. Depuis ma naissance seule la droite avait été au pouvoir, pas d'alternance, pas de cohabitation, rien que du bleu. Bleu roi même, pour notre distingué Valery et ses filles aux prénoms à rallonges.
Alors ce soir-là on a d'abord ouvert le champagne que ma mère avait acheté au-cas-où, puis on s'est retrouvés avec tant d'autres sur le chemin de la Bastoche pour fêter ça. Une manifestation informelle, des milliers de gens qui descendaient dans la rue et se dirigeaient tous vers le point de ralliement symbolique de la contestation parisienne. Les gens aux fenêtres qui hurlaient de joie, d'autres qui bricolaient vite fait une banderole et l'accrochaient à leur balcon. Il y avait des anciens sur les trottoirs qui disaient « ça fait vingt-trois ans que j'attends ça, vingt-trois ans », un autre : « Faut aller détruire cette saloperie de Sacré-Cœur maintenant ! »[1]. Les gars du PC tentaient – avec une certaine réussite je dois dire – de lancer le mot d'ordre : « A la porte Elkabach ! »
« Regarde, quelque chose a changé / L'air semble plus léger / C'est indéfinissable », chanterait Barbara quelques mois plus tard à Pantin. Et c'est exactement ce qu'on ressentait ce soir-là, même si un fond de cynisme – ou de réalisme – nous disait que changement dans la continuité pencherait plus vers la continuité que vers le changement... D'ailleurs il a plu en fin de soirée :)
L'état de grâce fut réel et l'espoir immense, même si aujourd'hui avec le recul de l'histoire on analyse les septennats de Mitterrand comme l'avènement d'un homme avide de pouvoir et quelque peu florentin, il y eut dans les premiers mois l'abolition de la peine de mort[2], la cinquième semaine de congés payés, la retraite à soixante ans, les radios libres, le théâtral mais émouvant pèlerinage au Panthéon...
Je crois que c'est là le seul vote enthousiasmant auquel j'ai participé, il y en eût un autre en 1969 mais je ne votais pas et c'est une autre histoire...
Notes
[1] Cette basilique a été construite à la suite de la Commune de Paris, pour « expier les crimes des communards », autant vous dire que les sacrés Parigots têtes de veaux ne la portent pas dans leur cœur, justement.
[2] 17 septembre 1981. Extrait audio : Demain, grâce à vous... ou l'intégrale en lecture, Robert Badinter devant l'Assemblée nationale.
Commentaires
Sans oublier la dépénalisation de l'homosexualité ^^ Bon, le reste, après, évidemment...
Tiens oui, aussi :)
Merci... Ce soir-là, c'est le premier souvenir que j'ai de la vie. J'avais deux ans et demi, toute ma famille pleurait (de joie, mais je l'ignorais).
Oui, des souvenirs, évidemment, comme la grand-mere de ma femme qui était montée nous voir à l'étage, en plein désarroi, et qui ne comprenait pas... et nous qui rigolions, en buvant "un petit coup" ce soir-là...
Superbe souvenir… Quelle journée ce fut !
On dirait que le sacré coeur est à la mode dans nos billets (sauf que toi tu l'écris bien avec les majuscules, les tirets et tout) :-)
Quand je pense que la seule fois où j'aurais pu voter en y croyant un peu, à 6 mois près j'ai pas eu le droit ! (j'aime beaucoup ton "un peu florentin", non, à peine ... :-) !
Je me souviens que sans rêver comme des fous, on avait cet espoir qu'enfin ça irait mieux pour des gens comme nous, qu'il y aurait des dirigeants un peu moins menteurs (tu parles) et repliés sur leur caste, un peu plus respectueux des personnes.
LE temps que je sorte du bureau de vote où j'étais assesseuse, je n'ai pas vu l'image des deux fronts. Le temps que je transmettes les résultats à la mairie, puis à la fédé, je n'ai pas pu aller faire la fête à la Bastille, c'était fini. Je n'ai vu la liesse qu'à la télé le lendemain, ce qui était passablement frustrant.
Par contre, j'étais effectivement de la foule au Panthéon.
Je me souviens que mon père disait qu'une révolution, ce n'était qu'un changement de féodalité. C'est la réflexion de Gilda sur les castes qui me rappelle ça…
Tiens, as tu vu, Yvette Roudy, qui fut ministre de la condition féminine ( était-ce vraiment la dénomination, j'ai un doute) sous Mitterrand vient d'entrer dans le staff de Ségolène Royal!
Quelle belle année
, et en plus trois mois avant ça j'étais né.(eh, dis, ton lien sous "Voyez donc" me conduit non pas à l'annonce à rayures du victorieux résultat mais à la déclaration de Jospin, est-ce bien voulu ?).Bébé Janu, j'ai corrigé, c'est mieux là ?
Merde, ça manque quand même un peu de substance, ce commentaire n°9 ; il y aurait pourtant pas mal à dire : que pour nous, la génération éponyme, c'était le contraire, longtemps on n'avait jamais rien connu d'autre, ni tellement envisagé que quoi que ce soit d'autre soit possible ; qu'en 1988, en CP, sur 17, il y en avait 2 qui avaient perdu, qui avaient partie liée au mal, dont les parents avaient voté Chirac, et qui se sont immédiatement retrouvés ostracisés dans nos coeurs, comme s'ils avaient trahi notre tribale amitié ; qu'on a grandi dans l'idée d'un progrès indéfini, d'un monde, d'une vie évidemment meilleure que celle de nos parents, sous la protection tutélaire de "Tonton", et que tout notre devenir adulte a été axé sur un détricotage, lent retour au réel, perte du sacré : non, la politique n'est pas matière à enthousiasme, elle a la rugosité, mais camarade, de la résistance.
(Oui tantine, impecc'!)
La condition féminine, c'était sous Giscard et ce n'était qu'une secrétaire d'Etat. Roudy était ministre des Droits de la femme…
La lecture de l'intervention de Badinter est bien décevante et ce qu'il dit des unijambistes est carrément inadmissible. Quel petit texte pour une si grande cause !
Merci Akinou ! Grand respect de ma part pour cette dame...
(tiens, et je me suis aperçu, en descendant les marches du métro tout à l'heure que justement nous, ceux de 81, on avait eu 21 ans en 2002, la grosse claque, notre première présidentielle).
Abuse donc, je t'en prie instamment !
Tu as raison, voter aux présidentielles pour la première fois en 2002 n'était pas un cadeau :(
Et moi je me disais que j'avais moins de 21 ans le 10 mai 1981 et que si Giscard n'avait pas abaissé la majorité à 18 ans je n'aurais pas pu voter contre lui...
Oui, finalement Giscard aimait les jeunes... Sans se réjouir du malheur d'autrui, il faut dire que, ce soir là, la mine d'enterrement de JP Elkabbach valait son pesant de cacahuètes. J'avoue que rien qu'à le voir et avant même l'apparition de la calvitie propitiatoire, on pouvait déjà ouvrir le champagne. La télé était aux ordres. Aujourd'hui c'est un peu moins caricatural. Un progrès,non?
Je suis désolé d'être à contre-courant, mais ce soir-là, chez nous, ce ne fut pas la joie. Je me souviens très bien du cri de ma grand-mère (j'ai été élevé par mes grands parents) quand elle a vu le front qui commençait à devenir celui de Mitterrand.
Je me souviens d'être allé à la cuisine et d'avoir prié Dieu d'annuler le vote, du genre "allez, Dieu, tu annonces qu'il y a eu une erreur du scrutin, et que c'est Giscard qui a gagné". C'était en 1981, j'avais 13 ans, à l'époque, je croyais encore en dieu, et j'étais de droite (parce que ma famille l'était). Aujourd"hui, c'est moins facile. Je ne crois plus en dieu, mais je crois encore en l'homme (au sens général), je ne suis plus de droite, mais je m'en voudrais d'être instantanément de gauche.
J'aimerais que chacun réfléchisse, avant d'adhérer. J'aimerais un monde où l'on pourrait se parler sans agression verbale, un monde où l'on pourrait tolérer de la contradiction, sans se lancer dans un contre-commentaire.
Je rêve :-)