Chouf, chouf. Cette nuit du 13 au 14 juillet 1980 est douce et étoilée, comme toujours l'été dans le Var. Il y a eu un feu d'artifice sur la plage, auquel je n'ai accordé que peu d'intérêt, d'abord parce que les fêtes à date fixe me donnent un sentiment de grande absurdité, hormis les anniversaires, ensuite parce que les feux d'artifice de là-bas n'ont vraiment rien d'exceptionnel. Comme tous les étés depuis que je le connais et tous les étés suivants jusqu'à notre séparation, mon compagnon nous a entraînés chez sa mère, avec laquelle j'entretiens des rapports assez tendus. Je ne corresponds en rien à l'image de la bonne « épouse » qu'elle souhaiterait pour ses fils. Ni belle, ni bonne ménagère, ni élégante. Elle dit de moi « elle est intelligente » comme on dirait « elle est couverte de pustules ». Bref. C'est mon troisième été là-bas, rien de nouveau.

Chouf, chouf. Il est une heure du matin et je n'ai toujours pas réussi à m'endormir. Pour l'heure je joue aux dés avec l'une des nièces de mon compagnon. Chouf, chouf. Je me sens patraque depuis quelques heures. Le repas qui passe mal ? Chouf, chouf. Je ne sais pas ce qu'ils ont inventé comme attraction sur la plage mais un compresseur depuis tout à l'heure fait un potin d'enfer : chouf, chouf. La môme va se coucher et je ferme les volets pour faire cesser le bruit. Chouf, chouf, c'est plus fort encore. Bom, bom. Chouf, chouf. Le bruit ne vient pas de l'extérieur mais directement dans mes oreilles. Ça tape aussi un peu contre mes tympans. Pom, pom, chouf, chouf : que se passe-t-il ? Ça tape de plus en plus fort. Chouf, chouf, pom, pom, c'est insupportable, Boum, chouf, pom, pom, mon cœur bat trop vite. J'ai peur. Tout s'accélère, je respire mal, quelque chose bloque ma gorge. Pom, chouf, boum, il faut que ça cesse, ce n'est pas normal.

Ce n'est pas normal, au secours, pas normal, pas normal. Chouf pom chouf pom boum boum, il m'arrive quelque chose chouf. Il faut que ça cesse, c'est insupportable boum boum, quelque chose me pince le cœur, quelque chose me bloque la gorge, bom bom au secours. Je marche à pas comptés jusqu'à la chambre, il me semble que si j'accélère, si je bouge trop fort ou trop vite, quelque chose en moi va casser. Chouf chouf boum pom, je tapote doucement l'épaule de mon compagnon qui dort. Chouf chouf, il se retourne vers le mur, se recale dans l'oreiller, se rendort. Je secoue un peu plus fort. Pas trop fort, bom bom, quelque chose va casser, je le sens. Il ouvre un œil, bom bom « Qu'est-ce qu'il y a ? » J'ai du mal à articuler : « Je sais pas mais ça va pas du tout là, il faut que tu m'aides. » Il ouvre les yeux cette fois, puis la lumière. Bom chouf « Hey, mais qu'est-ce que tu as ? Qu'est-ce qui se passe ? » bom bom, mes mâchoires sont trop crispées pour que j'arrive à lui répondre badaboum, chouf chouf. Il me secoue doucement « Anne, qu'est-ce qui ne va pas ? » Je force ma mâchoire crispée et m'entends répondre « Je crois... que je suis... en train de mourir. Veux pas... veux pas mourir ! » Badabadaboum, sauvez-moi.

Il est claustrophobe, il sait reconnaître une crise d'angoisse et me dira le lendemain que j'avais le regard halluciné. « Mais non, voyons, tu ne meurs pas ! De quoi crois-tu mourir ? » « Sais... pas... crise cardiaque... anévrisme... quelque chose casse... veux pas mourir ! veux pas mourir ! ... au secours, veux pas mourir ! » Il ouvre tout, m'entraîne sur la terrasse, prend mon pouls. « Ton cœur bat un peu trop vite mais il tape fort et régulièrement. C'est rien, c'est une crise d'angoisse. » chouf, bam, bom. « Non, pas angoisse... aide-moi... jamais comme ça... mourir là, tout de suite... s'il te plaît... au secours... »

Je suis debout le dos appuyé sur le volet. Je glisse le long du volet et m'effondre en petit tas[1] grotesque gémissant au sol. Chouf chouf, bom bom, poum poum. J'aimerais pouvoir pleurer mais la boule dans la gorge m'en empêche. Je me redresse, m'effondre à nouveau. J'ai peur, si peur. Bam bam bam bam-bam-bam.

L'attaque de panique – comme j'apprendrai plus tard que c'est ainsi que cela se nomme – durera six heures à cette intensité. Six heures. Qui ne l'a pas vécu ne peut imaginer à quel point c'est interminable six heures de mort imminente. Et ensuite des jours et des jours d'épuisement total, des semaines pour m'en remettre à peu près. Je suis totalement vidée. Et ensuite : la peur que ça revienne, le guet perpétuel des premiers signes annonciateurs de récidive, l'angoisse d'être bonne à interner – au sens propre. La honte, la terrible honte de s'être ainsi laissée aller, d'être si peu maîtresse de moi, si irrationnelle. Le terrible sentiment d'anormalité, je n'avais même jamais entendu ce terme d'«attaque de panique».

Les attaques sont revenues plusieurs fois ensuite. Parfois plusieurs fois par mois, parfois avec des intervalles de plusieurs mois entre elles. D'une plus ou moins grande intensité, d'une plus ou moins longue durée. D'un cancer rampant à une brutale rupture d'anévrisme. Toujours accompagnée de la honte de ne pas faire face, de la peur que cette fois ce soit réellement un cancer, que cette fois ce soit réellement une rupture d'anévrisme ou une crise cardiaque ou que cette fois je ne me sorte jamais de cet état d'angoisse.

« J'aime mieux cet après-midi », m'a dit un jour Meusa quand il avait deux ans, après l'une de ces attaques que j'avais tenté de masquer du mieux possible. « Ce matin tu avais éteint la lumière dans tes yeux. »

Ce n'est que depuis très peu de temps qu'il m'arrive de ne plus même me sentir en sursis. Maintenant, pendant de longues plages qui vont grandissant, je n'y pense même plus. Mais il reste du chemin. Aujourd'hui c'est glaucome.

Notes

[1] Merci à M. LeChieur d'avoir remis ce billet en ligne à ma demande !