Mai 1973, planquée sous une table, j'assiste aux assemblées générales des lycéens contre la loi Debré. En principe, mon statut de cinquième, même redoublante, ne m'autorise pas à participer aux réunions mais je ne raterais ça pour rien au monde. J'aime l'effervescence des réunions, les départs en kermesse pour les manifs, la confection des banderoles, les propositions de slogans, les réécritures de chansons. Je ne participe pas à proprement parler au mouvement lycéen mais j'en suis une spectatrice avide et ravie. Le printemps lycéen est arrivé comme une fête au milieu d'une année terne, je m'accroche à leurs rires.

Merde, la prof d'allemand m'a vue. Nous nous détestons cordialement depuis déjà l'année dernière, à ma première cinquième. Elle a pesé de tout son poids dans ce redoublement malgré les efforts de ma bien-aimée prof de français et mes notes à peu près correctes dans les autres matières.

Cette année c'est ma prof principale et c'est encore pire. Après m'avoir chopée dans l'A.G., elle convoque Maman. Maman y va avec Papa. L'autre demande qui c'est le monsieur qui n'est pas dans ses fiches (ça l'a bien énervé, ça, Papa : « Tu as mis quoi sur la fiche ? » me demande-t-il. « Inconnu. » Papa serre les mâchoires et passe la main sur son crâne.). Elle dit que je suis trop jeune, immature et sans doute limitée intellectuellement. Elle veut que je passe des tests pour être orientée en filière courte ; elle dit que je suis influençable et que je vais tomber dans la délinquance. Maman et Papa me disaient que les profs n'aiment ni ne détestent leurs élèves, mais quand ils l'ont rencontrée et que la prof leur a expliqué ses projets pour moi, ils se sont détestés tout pareil qu'avec moi. Quand Papa lui a dit qu'en primaire j'étais toujours première de ma classe, l'autre a laissé tomber : « Oui... à Ivry. » Quand Maman lui a dit que mes notes n'avaient chuté que depuis le milieu de l'année dernière, que j'étais super bonne en sixième dans votre établissement parisien et qu'il fallait me laisser un peu de temps, l'autre lui a dit « c'est toujours difficile pour des parents d'admettre que leurs enfants ne sont pas capables de faire des études ».

Après, comme maman est une adulte et que c'est une fille elle ne lui a pas cassé la gueule. Moi j'aurais voulu qu'elle lui casse la gueule, je la hais. Mais Maman n'a pas fait ça, Maman lui a proposé un marché : on ferait les tests en double, chez le truc où la prof veut m'envoyer et chez un organisme que Papa et Maman choisiraient. Quel que soit le résultat ils me mettraient ailleurs l'année prochaine. Mais si les résultats étaient bons, on écrirait sur mon bulletin que je pouvais passer en quatrième et s'ils n'étaient pas bons, les profs écriraient ce qu'ils voudraient.

Ils me disent ça le soir, quand je rentre à la maison. Et qu'ils ont pris rendez-vous pour ce samedi et le samedi suivant dans des instituts je-sais-pas-quoi pour les tests. Je ne veux pas y aller. Je leur dis : ah ben non, samedi ya manif et maman a dit que je peux y aller si je promets de rentrer avant l'arrivée du cortège et que ça ne me fait pas sécher des cours. Et c'est Maman qui commande, c'est elle sur les papiers, et Maman a dit oui et elle tient toujours parole. Maman me dit que c'est pas un souci, les tests sont le matin. Aaaaaah mais non : le matin j'ai cours. Eh bien tu n'iras pas en cours.

Je n'ai plus d'arguments. Je vais les décevoir ; moi je le sais bien que je ne suis pas intelligente, mais eux pas encore, ils ne se rendent pas compte. Quand Papa est parti je demande : je vais aller où si les tests sont mauvais, dis Maman ?

SuperMaman éclate de rire : « Si les tests sont mauvais ?!? Si les tests sont mauvais ?!? Tu t'es mise à boire en cachette ? ... "si les tests sont mauvais", pffffffff ! Tiens, tu sais quoi ? Ce soir, on fait la RE-VO-LU-TION ! A bas, à bas, à bas la prof d'allemand ! »