Une petite appréhension sourd en s'installant sur les chaises de velours rouge de l'opéra Garnier pour L'Orphée et Eurydice de Glück.

On a bien tort. Quatre tableaux plus tard, la salle est debout pour accueillir l'arrivée la chorégraphe sur scène pour le salut final. Nous ne sommes pas les derniers à participer à l'ovation pour la dame. J'attendais un ballet sur un air d'opéra et c'était beaucoup plus que ça. Une lecture, une interprétation. Noire. Forcément, cette chorégraphie date de 1975, les années de Café Müller et du Sacre du Printemps, violentes et désespérées. Pina Bausch a d'ailleurs choisi de supprimer la toute fin imaginée par Glück, celle où Eurydice ressucite une deuxième fois, un happy end absent du mythe. Orphée a perdu définitivement son Eurydice et en meurt de chagrin.

Les trois chanteurs sont « doublés », terme à prendre dans le sens de la duplication et non de la doublure, par trois danseurs qui transposent avec leur corps ce que disent la musique et les mots, la tristesse du « Deuil », la sauvagerie de « Violence », la douceur de « Paix » et le désespoir de « Mort ». Impossible pour moi de ne pas superposer aux corps parfaits et lisses des danseurs de l'Opéra de Paris ceux, si dissemblables les uns des autres et pourtant si harmonieux, si intenses, de la troupe de Pina Bausch. Impossible de ne pas imaginer ce que durent être les interprétations de Dominique Mercy et Malou Airodo. Sans retirer au mérite des danseurs de ce soir, l'immersion totale dans l'univers de la chorégraphe ne pouvait se faire par le seul biais de quelques (même nombreuses) répétitions. Petit bémol à ne mettre qu'à mon actif de spectatrice annuelle[1] émerveillée de Pina Bausch et du Wuppertal Tanztheater.

Que pourrais-je ajouter aux critiques dithyrambiques parues dans la presse depuis ? Parler des chanteuses peut-être, que dans leur enthousiasme bien compréhensif pour la grande chorégraphe les journalistes ont quelque peu oubliées ? Charlotte Hellekant, que je découvrais en Orphée, m'a beaucoup impressionnée ; la force, la brutalité presque de certains de ses accents et même son allure physique très « bauschique » s'intégraient parfaitement à l'atmosphère dessinée par la danse sans rien céder à la musique et au chant. Elle nous a en outre gratifiés d'un « J'ai perdu mon Eurydice » final superbe. Les deux autres interprètes Jaël Azzaretti (Eurydice) et Aleksandra Zamojska (L'Amour), que je ne connaissais pas, de même que la direction d'orchestre ne me laisseront de souvenir impérissable ni en bien ni en mal, laissant l'envoûtement de la danse et du superbe Orphée d'Hellekant prendre toute la place.

En sortant, l'Adolescent qui veut repartir à Loin-là-Bas parce que tout y est moins superficiel qu'ici lâchera un « Wé, franchement, pour un opéra c'est très bien ; moins bien que du vrai Pina Bausch, mais franchement pas mal, je me suis pas du tout fait chier. Et Garnier, putain, c'est classe ! »

On est bien contente.

Notes

[1] Sauf cette année, bouhou...