1972:12 maudit caprice
Par Anna Fedorovna le vendredi 15 décembre 2006, 18:44 - Mes petits cailloux - Lien permanent
Hiver 71-72 (février peut-être bien). Avoir un papa héros c'est formidable mais des fois j'aimerais qu'il soit un homme ordinaire. Papa ne vit pas avec nous parce qu'il a un ami, un très bon ami, son ami d'enfance, dont la femme est très très malade depuis des années et des années. Elle a des migraines constantes, qui la rendent quasi impotente et il faut la veiller nuit et jour pour la soulager si elle a besoin. Papa la veille toutes les nuits. C'est pour ça qu'il ne peut pas rester à la maison le soir.
Je ne suis pas idiote, je viens d'avoir onze ans, alors bien sûr j'ai pensé que de temps en temps Boris pourrait veiller sa femme la nuit même si déjà il la veille le jour, en prennant des vacances de son travail de nuit par exemple. Ou alors ils pourraient prendre une infirmière. J'ai pensé ça et je m'en suis voulue de mon égoïsme. Si j'étais malade je n'aimerais pas qu'une étrangère s'occupe de moi, je préférerais que ce soit ma famille ou mes amis d'enfance bien sûr. Et le pauvre Boris il faut bien qu'il dorme lui aussi de temps en temps, c'est pas comme Papa qui est si fort qu'une heure ou deux sur le fauteuil près du lit ça lui suffit.
Mais j'ai onze ans et je suis intelligente, donc je me dis que si seulement juste une fois de temps en temps ils pouvaient trouver une solution pour une nuit, pas grand-chose, disons une nuit par an, j'aimerais tant que Papa dîne avec nous et aussi qu'il dorme à la maison et qu'il soit là le matin quand je me lève. Je me demande à quoi ressemble Papa en pyjama. Je ne l'ai jamais vu qu'en costume ou des fois l'été avec un polo et une jolie veste. Il ne doit pas en mettre, des pyjamas, jamais. On ne veille pas une malade en pyjama : imaginons qu'il faille courir à la pharmacie chercher un médicament, ou filer à l'hôpital ?
Quand Boris et sa femme prennent des vacances, Papa part avec eux, dans un petit village de l'Yonne. Maman a loué une maison pas très loin à dix kilomètres pour qu'il puisse venir nous voir quand même. Papa ne prend jamais de vacances sans eux, il est très courageux.
Ça fait plusieurs semaines que je n'arrive plus à être raisonnable et que je supplie Papa et Maman de trouver une solution juste pour une nuit, juste une seule fois. Je ne suis pas très fière de moi de mon petit caprice d'enfant gâtée mais je ne peux pas m'empêcher de retarder tous les jours son départ. Je me souviens de notes à lui montrer ou d'un poème qu'il doit me faire réciter. Ou alors je lui demande d'attendre que j'ai mis ma chemise de nuit et ma robe de chambre pour que ça fasse un peu comme le bisou au lit. Je pleure des fois un peu. Et je le raccompagne jusqu'à l'ascenseur et j'attends que l'ascenseur arrive et que les portes se referment pour rentrer dans l'appartement.
Ce soir-là encore je le raccompagne jusqu'à l'ascenseur. J'ai un peu triché avec l'histoire des notes et la chemise de nuit mais je n'ai pas pleuré. Mais quand l'ascenseur arrive, je sais que je ne pourrai pas le laisser partir. C'est trop dur. Trop dur un soir de plus. Je m'accroche de mes deux mains à sa grande main large et chaude, ces mains qui enveloppent les miennes quand il m'aide à me les laver avant de passer à table. Je sais le faire toute seule bien sûr, mais on continue pour le plaisir. Ses habits sentent bon son tabac à pipe, la jolie pipe Saint-Claude qu'il me laisse parfois bourrer pour lui avec le cure-pipe que je lui achète à chaque anniversaire et qu'il accueille à chaque anniversaire comme si c'était le plus beau cadeau qu'on lui ait jamais offert. J'éclate en sanglots de voir encore partir cette odeur et cette chaleur.
Oh Papa, s'il te plaît, juste une nuit, juste cette nuit, une seule. Papa me dit que je sais bien qu'il doit partir, qu'il ne peut pas faire autrement. Mais je n'arrive pas à lâcher sa main. Une nuit, rien qu'une nuit. Je crie fort parce qu'il essaie de dégager sa main. Le carrelage du palier et de la cage d'escalier fait résonner très fort mes cris, comme quand on joue à s'appeler de notre huitième étage au rez-de-chaussée. S'il te plaît, s'il te plaît. Maman est adossée au chambranle de la porte, elle essaie de me calmer en me parlant d'une voix raisonnable et moi aussi j'essaie mais je n'y arrive pas. Papa passe la main sur son crâne. Il lui dit Fais la rentrer bon sang ! Maman me prend la main mais elle ne tire pas très fort, ou alors c'est la chaleur de la main de Papa qui me donne la force de lui résister. Je crie en vrac toutes les idées qui me sont venues pour qu'il puisse rester : l'infirmière, des vacances de Boris, ou alors Cassandre ou Maman. Elles s'en occuperaient bien de la femme de Boris, elles, il n'y a pas de soucis à se faire. Juste une nuit une seule, rien qu'une et je ne demande plus jamais, je te le jure. J'ai de la peine pour la femme de Boris je te promets Papa.
Maman a lâché ma main et elle dit elle aussi avec une drôle de voix : « Tu ne peux pas lui faire ça, il faut lui dire. » Alors il crie lui aussi et je sais bien que le voisin d'en face qui passe sa vie derrière l'œil de sa porte il ne doit pas en perdre une miette. Il dit « Ah non, pas toi aussi, tu ne vas pas t'y mettre ! » Et Maman se met à pleurer-crier aussi en disant qu'elle aussi elle en a marre qu'il parte tous les soirs. J'entends qu'elle est triste et en colère et qu'elle s'en fout des voisins, même ceux d'en-dessous qu'on vient d'entendre ouvrir leur porte. Elle répète dis-lui ! mais dis-lui donc ! Et Papa dégage sa main et met un pied dans l'ascenseur, il va partir et je hurle parce que je sens bien que s'il ne reste pas ce soir il ne restera jamais. Je crois que je peux me calmer, attendre encore, si... Papa, pas ce soir parce que Boris compte sur toi. Dis-moi juste que c'est promis pour demain soir et je te laisse le rejoindre. Papa claque la langue au palais et fait non de la tête. Allons, allons, ma petite fille, sois raisonnable.
Alors Maman dit : « Ce n'est pas la femme de Boris qu'il va rejoindre, c'est sa femme à lui ! »
Alors Papa crie « Et merde ! » très fort. Et il lâche la porte de l'ascenseur et il nous fait signe de rentrer dans l'appartement et il rentre lui aussi. J'essaie de comprendre. J'essaie de mettre ces mots dans un ordre qui leur donnerait du sens : belle marquise d'amour vos yeux... vos yeux me font belle marquise. Mourir.
Maman a menti, hein Papa ? Elle était en colère alors elle a menti. Non, on ne voulait pas te le dire comme ça (regard assassin vers ma mère), mais c'est vrai. Non ! Ça n'est pas vrai ! C'est impossible ! C'est faux ! C'est pas vrai, parce que... parce que le Père Noël n'existe pas !
Mes parents ne m'ont jamais fait croire au père Noël ni à la petite souris ni à toutes ces balivernes parce qu'ils n'aiment pas les mensonges qu'on raconte aux enfants et qu'ils ne me prennent pas pour une idiote à qui on peut raconter des histoires aussi énormes. Donc. Preuve.
Papa dit que oui, il est marié. Qu'on ne m'en a pas parlé parce que je n'aurais pas pu comprendre. Qu'on me l'aurait dit un jour. Mais que je sais bien qu'il m'aime et qu'il m'aimera toujours et que ça c'est le plus important.
Je dis oui, d'accord. Je n'en crois pas un mot. Un mensonge, pourquoi pas deux. Et ils m'ont bien assez pris pour une idiote à me faire gober ça. Et je suis bien assez idiote pour l'avoir cru jusqu'à me battre avec une copine de classe qui disait que ses parents étaient sûrs que c'était des mensonges. « Tu es jalouse de mon père parce que c'est un héros et pas le tien, pauvre imbécile », voilà ce que je lui avais dit. C'est moi l'imbécile. Onze ans. Imbécile et ridicule. Je sais faire des problèmes de robinet mais je suis incapable d'additionner deux et deux.
Quand Papa est parti on mange en silence. Maman demande pardon, elle dit qu'elle n'aurait pas dû me dire ça sans m'y préparer, qu'elle regrette. Je dis oui, d'accord, c'est pas grave, Maman. Après le dîner on allume la télé et je viens tout contre Maman après sa toilette. Elle a mis son peignoir qui est tout comme le mien mais en mauve alors que le mien est bleu ciel.
« Comment elle s'appelle la femme de Papa ?
– Aïda
– Aïda comment ?
– Aïda B***.
– Ah. »
Mon monde vient de s'écrouler.
Commentaires
J'avais beau déjà connaître la fin de l'histoire, je n'ai pas pu m'empêcher en la lisant de m'accrocher mentalement au pan de la veste de ton père, pour essayer d'aider. Mais les personnages de livres, c'est comme les anguilles, ça finit toujours par vous échapper. Brrr.
D'un autre côté, les pyjamas, c'est mou, en pilou, ça fait des filles à la guimauve.
Là au moins y'a pas de risque.
Je suis désolé de polluer un aussi émouvant billet avec ce qui suit, mais est-ce que quelqu'un peut m'expliquer comment ça se fait que mon agrégateur contient un commentaire de Matoo à ce billet, alors qu'il n'y en a pas, de commentaires, à la rubrique "j'ai lu chez vous" ?
(pardon, encore)
Nom de nom, moi aussi j'étais accrochée dans cette cage d'escalier. Très belle pièce, je ne sais pas si le terme convient....on dirait une nouvelle de Rilke. Ton récit est extrêmement prenant et superbement construit.
Rilke ou pas (1), j'aurais fait exactement comme toi. Les parents m'avait dressée à avoir une confiance aveugle en eux (cf. ce que tu dis du père Noël). Et puis ensuite le s'en vouloir après d'avoir été trop bête alors qu'il s'agissait juste de les avoir crus ces adultes qui font notre pire en voulant faire pour le mieux. J'espère qu'au moins toi tu parviens à ne plus fonctionner sur ce schéma-là. Pour ma part je n'en suis pas capable et traîne encore de ces culpabilités du mal que les autres nous font.
(1) c'est dire si ton billet est bien écrit pour qu'à ce point j'en fasse abstraction ;-) Curieusement ou dans le fond pas tant que ça, moi je l'ai plutôt vu en scène italienne de Pas-dolce Vita ; peut-être même que le père s'appelerait Marcello et que des voisins on aurait le temps d'entrevoir une volumineuse Mamma arrachée le temps d'une matière première à commérage du lendemain à la pasta-schutta (orth. approx) qu'elle était en train de préparer pour sa propre famiglia où bien sûr va tutto bene (c'est qu'on est des gens bien, nous). Et tout est en noir et blanc, bien évidemment.
pardon, m'avaient.
Tu devais bien sentir qu'ils te mentaient, qu'il y avait quelque chose qui clochait... Sinon tu n'aurais pas fait ces crises tous les soirs pour le retenir. Des caprices ? un besoin de vérité plutôt non ?
Le récit m'a coupé le souffle, et moi aussi j'avais envie de crier avec toi, pour qu'il craque. Mais après, ce monde qui s'écroule.
Un moment pivot dans une vie. Je frissonne.
finalement c'est toi l'héroïne...
Je suis très maladroit pour ce genre d'exercice... mais cette histoire m'a complètement bouleversé. Et je ne peux m'empêcher d'établir des liens avec mon histoire.
(Note au Chieur > c'est que tu regardes le blog avec le thème Anna Moffo, qui date du temps où j'avais prévu que la rubrique J'ai lu chez vous n'accueillerait pas de commentaires, je trouvais plus sympa que ceux-ci s'adressent directement aux blogs signalés.)
Entièrement d'accord avec Biou : c'est toi l'héroïne. Enfant de l'amour : c'est ça que Cassandre a voulu te voler ?
Je suis impressionné par la qualité de ton écriture, à 11 ans j'avais du mal à aligner deux mots pour raconter mes vacances... Dire que j'étais simplement venu chercher les paroles de Lakmé que j'écoutais en regardant la pluie s'ecouler lentement sur ma fenetre.. J'y retourne le coeur encore plus lourd... Felicitations pour votre travail.
Euh... chat du cheshire, j'avais onze ans... en 1972 hein. Là j'ai un petit peu plus :)
Mais la qualité de ton écriture est tout aussi impressionnante à 46 ans. Na.
Merci pour ce très jolie texte, très profond et qui d’un cas particulier, d’une souffrance qui est la tienne, rejoint chaque enfant que nous avons été et qui doit un jour affronter cet étrange monde des adultes…
Impressionnant. Le pouvoir des parents sur les enfants. La douleur est éternelle.
moi aussi je me suis accrochée à cette veste...
est-ce que notre vie est façonnée à jamais par le comportement de nos parents?
Libertad
je prends connaissance de ces mots tout à fait par hasard (comme on dit, mais ça n'est jamais innocent..!). J'ai juste "aimé" et ce sentiment-là ne m'inspire aucun autre commentaire. Merci.
Quelqu'un que j'aime (bien plus que je ne la connais) disait : "on ne refait pas sa vie, on la continue.."... on peut aussi l'enrichir au passage, juste être attentif, réceptif, être "au monde"..., croire à ce bonheur qu'il nous fait parfois peur de reconnaître... parce qu'il prend bien plus que le temps de cette vie qui nous dépasse et nous restreind.. ce bonheur qui nous égrè(ai)ne..., encore après nous... Merci encore...