-- Oui ? ...

Je pose les coudes sur la table, place mon menton sur les mains. Je lève un sourcil interrogateur. Sourire en coin de Monsieur Huit :

-- Justement, j'en ai un qui vous met en scène.
-- Moi ?
-- Oui, vous, il faut dire aussi que votre tenue provocante...
-- Provocante ? Un jean et un pull ??
-- Un jean et un cache-coeur, nuance.
-- Ah ? Et le cache-coeur... ?
-- ... évoque la danse... et la danse l’opéra... et l’opéra... Vous chantez ?
-- Pas du tout, pas même sous ma douche.
-- Ah.

Il a l’air un peu déçu. Ce qui me déçoit pour le coup. Je repense à la conversation de la veille au sortir de Lucia avec Catherine. Elle m’affirmait que les hommes hétéros passionnés d’opéra y plaçaient tout leur potentiel d’émotion. Qu’ils ne s’intéressaient aux femmes que lorsqu’elles étaient chanteuses. Flûte, j’aurais dû dire que j’étais soprano. Après tout il ne m’aurait quand même pas demandé de le prouver sur-le-champ !

-- Et vous, vous chantez ?
-- Bien sûr ! A chaque fois que j’écoute La Fille du Régiment.
-- Ah oui, moi aussi en fait. Difficile de faire autrement !
-- Ah je savais bien que vous ne pouviez pas porter ce cache-coeur sans chanter au moins une fois de temps en temps.

Je note intérieurement : penser à mener une enquête auprès des porteuses de cache-coeur de mon entourage ; demander à Catherine si les amateurs d’opéra sont souvent fétichistes.

-- Vous faites une fixation sur les cache-coeur ?
-- Non, non, le vôtre seulement. Il donne envie d'y glisser la main.
-- Diable... et je vous laisserais faire ?

Ça y est, moi aussi je déraille. Mais non, je me régale, cette conversation inédite commence à m’amuser beaucoup.

-- Certainement. D'ailleurs, vous me faites du genou depuis tout à l'heure, ce que je trouve au demeurant charmant...
-- Moi ? Je vous fais du genou ? Hum, c'est bien possible, mais vous-même les placez souvent sur mon chemin...
-- Absolument. Et pendant que vous parliez, je me suis permis de glisser la main dans votre pull et de la poser sur votre sein gauche.
-- Pardon ?!

Il éclate de rire :

-- Je ne pensais pas qu’une telle chose puisse vous échapper, c’en est presque vexant ! Etes-vous toujours aussi distraite ?

Réflexe stupide, je baisse le regard vers ma poitrine pour m’assurer qu’aucune main n’y flâne, ce qui fait évidemment redoubler les rires de mon interlocuteur. Un peu froissée, je tente une diversion :

-- Et vous, pourquoi venez-vous voir Lucia ?
-- Pour les mêmes raisons que vous ou à peu près : pour Donizetti, on ne reverra pas de sitôt une Lucia di Lammermoor ni aucun autre Donizetti à Paris à mon avis. Alors je profite des derniers beaux jours.
-- Mais pas pour Dessay si j’entends bien ce que vous ne dites pas.
-- Dessay, non. Pas dans Lucia. Ça n’est pas pour elle, et comme elle a perdu l’éther de ses aigus je ne pense même pas qu’elle puisse égaler les coloratures qui se sont illustrées dans le rôle. Vous l’avez entendue hier, fait-elle le duo avec flûte dans la scène de la folie ? Jusqu’où monte-t-elle ?
-- Je ne suis pas capable de vous le dire, je ne sais pas distinguer un mi d’un la. Le duo avec flûte est assez court. Beaucoup plus court en tout cas que dans la version avec Callas.
-- Ah, Callas voilà une vraie Lucia. Et Dessay est une parfaite Lakmé, je l’ai vue à l’Opéra-Comique en 1995.
-- Oui ? Racontez-moi !

Quand il s’agit de Natalie Dessay, je deviens une sorte d’adolescente prépubère en extase devant son idole. Ou presque.

-- Je vous raconterai ça après le pointage de huit heures. Il est temps de retourner à l’appel. Ne changez pas de pull entre-temps !

(A suivre ?)