Cette voix inconnue est pourtant celle que je connais depuis toujours, celle où je me sens comprise, la seule que je suis certaine de comprendre. Sur ses sons incroyablement élevés, je sens mon esprit traverser les portes inaccessibles. Je me laisse glisser sur le sol encore chaud et Ismène fait de même. Nos mains se rejoignent, nous sommes heureuses d'être protégées l'une par l'autre de l'excès de bonheur que nous apporte la voix. Elle traverse nos yeux fermés et par les canaux enchantés de l'oreille descend vers le coeur dont le muscle ardent s'accélère. Nous ouvrons totalement nos poumons à l'absence et à la mémoire d'Œdipe, à toutes les morts et à toutes les naissances qui se préparent sous le ciel enflammé.

A la longue la voix de K. s'affaiblit, trébuche et se perd dans un accès de toux. Je m'inquiète, je voudrais soulager K., mais pas plus qu'Ismène je ne puis quitter déjà l'état de sérénité bienheureuse dans lequel je suis plongée. Je tourne la tête vers Ismène, que ma sœur est belle, je crois voir sur son corps un reflet de la gloire qui était dans la voix et qui est toujours dans le ciel. Je lui dis :



"Comme tu brilles."

Elle répond : "Toi aussi, c'est la musique qui est entrée en nous."

K. est assis au pied d'un arbre, il tousse. Nous voyons qu'il est épuisé et très pâle. Nous le relevons et le ramenons à la maison. Ismène lui dit : "Tu as été imprudent. Quel bonheur tu nous a donné, mais tu as chanté trop longtemps."

Entre ses accès de toux, un sourire mince et radieux flotte sur les lèvres de K. Il murmure :

"Est-ce qu'on peut arrêter, est-ce qu'on peut mesurer le temps du bonheur ?"»


Henry Bauchau - Antigone