Le jeune couple annonça bientôt l’arrivée d’un enfant. Louise quitta toutefois son atelier avec un petit pincement au coeur. Ses camarades de travail et leurs bavardages échangés par-dessus leurs machines à coudre allaient lui manquer. Adrien quant à lui se réjouissait secrètement de ce départ. S’il avait été séduit par le charme de sa jeune épouse il aurait néanmoins souhaité qu’une fois mariée elle se comportât avec plus de réserve. Cet enfant à élever lui évitait d’avoir à manifester sa désapprobation quant à l’entêtement de Louise à conserver son emploi, comme si ce qu’il gagnait ne leur permettait pas d’assurer les frais du ménage.

La petite Geneviève fut accueillie avec joie par ses oncles et tantes, et tout particulièrement par Célestine, qui voyait là le lien le plus proche qu’il lui serait donné d’avoir avec un enfant. Elle accompagnait souvent Louise lors de longues promenades au bois de Vincennes tout proche. Comme elle aimait croiser le regard de badauds qui s’imaginaient sûrement que l’enfant dans le landau qu’elle poussait était le sien ! Et comme elle aimait ces moments partagés avec Louise, qui lui racontait avec vivacité les petits et grands événements de sa nombreuse famille et déroulait les anecdotes de son atelier ! Une ou deux fois par semaine, ces promenades duraient jusqu’à la fin de l’après-midi puis elles confectionnaient ensemble le repas du soir chez l’une ou chez l’autre où leurs maris les rejoignaient pour le dîner.

C’est au cours de l’une de ces soirées que Louise commença à parler de retourner travailler. Sa fillette avait bientôt cinq ans, elle ne tarderait pas à entrer à l’école, et la jeune femme avait rencontré son ancien employeur qui lui avait proposé de reprendre sa place. Adrien se récria : une mère ne pouvait élever un enfant et tenir correctement son foyer tout en travaillant. Louise protesta que la petite serait à l’école, qu’elle pouvait être accueillie chez l’une ou l’autre de ses soeurs jusqu’à son retour à la maison, qu’enfin elle s’organiserait pour tenir la maison aussi bien qu’auparavant. Rien n’y fit. Adrien refusa obstinément de l’écouter. « Si tu retournais travailler, il faudrait confier l’enfant à une nourrice, conclut-il fermement, et tout l’argent que tu gagnerais y passerait. »

Célestine avait perçu depuis longtemps la nostalgie de plus en plus grande qui perçait dans les récits de Louise, elle avait deviné quelle serait la réaction de son frère si celle-ci osait exprimer son souhait. Gabriel et elle en avaient parlé et elle savait qu’il l’approuverait lorsqu’elle déclara :

« Et si vous me la confiez à moi ? Vous savez bien qu’avec notre grand malheur nous n’aurons jamais d’enfants et que la chambre supplémentaire restera vide. Je ne travaille pas, nous habitons à deux rues les uns des autres, vous pourriez prendre Geneviève tous les week-ends et nous continuerions à dîner ensemble souvent. »

Le haut-le-corps de Louise fut instinctif. Lui prendre son enfant ? La confier à quelqu’un d’autre ? Jamais, commença-t-elle par dire. Mais tout en parlant, elle envisageait cette solution, en soupesait les éléments, et – pour tout dire – l’idée faisait son chemin. Adrien de son côté ne savait qu’en penser. Il avait lancé cet argument dans l’espoir de faire renoncer Louise à son projet dont il craignait bien plus que la mauvaise tenue du ménage. Il avait cependant été pris à son propre piège et ne voyait pas comment s’en sortir. En outre, il aimait sincèrement sa femme et s’il était désappointé et comprenait mal que s’occuper de sa famille ne semble la combler, il sentait bien que cette discorde pouvait compromettre l’avenir de leur couple.

Ils annoncèrent donc qu’ils y réfléchiraient puis quelques jours plus tard acceptèrent la proposition de Célestine. Le mois suivant, on rassembla dans une valise les vêtements et les quelques jouets de la fillette, on les porta avenue Daumesnil.

Huit années après leur mariage, un enfant arriva enfin au foyer de Célestine et Gabriel.