Une jeune femme est déjà là, la tête penchée sur une besace dont elle remue fébrilement le contenu. Je ne distingue d'elle qu'une masse de cheveux noirs reposant sur un improbable anorak rose bonbon bien trop léger me semble-t-il, et ses basketts, tout aussi roses, en tissu me gèlent rien qu'à les regarder.

« Vous avez un mouchoir ? »

Elle a à peine relevé le menton pour s'adresser à moi. Je pioche à mon tour dans mon sac.

« Oui, tenez. Avec ce froid on s'enrhume vite.

– C'est pas un rhume. C'est un con ! »

La voix si frêle tout à l'heure a marqué cette fois une rage féroce. La colère de son regard tourné vers moi s'habille un peu de larmes mais semble dominer.

« Il veut que nous restions amis ! »

Alors là, je commence à comprendre. Je pouffe intérieurement, tâche de n'en rien laisser paraître. Mais ne peux toutefois m'empêcher de me demander à quel pourcentage on pourrait estimer le nombre de ruptures se parant de la formule magique.

« Oui, bien sûr c'est trop tôt. Il va vous falloir du temps...

– Non ! Enfin je veux dire : si ! Mais non en fait, déjà comme amoureux il ne tenait pas la route alors un ami... oh la la, non alors ! Pour rien au monde ! Ce type est trop nul !

– Ah, oui, euh... dans ce cas bien sûr.

– Non, mais attendez, vous n'avez pas idée de toutes les conneries qu'il m'a débitées au kilomètre : “Leïla, personne, plus que toi...

– ... ne mérite de rencontrer l'amour” ?

– Ouiiiiiiii ! Je vous jure, c'est exactement ce qu'il m'a dit ! Pas mal hein ?

– Oui, oui. Et vous a-t-il dit aussi que votre histoire avait été magique, merveilleuse, inoubliable ?

– Ah non, tiens, il ne m'a pas dit ça, zut ! (Elle sourit.) Mais il m'a dit que j'étais telllement séduisante que je ne resterais pas longtemps seule. Et que j'avais des qualités ex-tra-or-di-naires.

– Formidable. On se demande pourquoi il est parti alors...

– Voilà ! Quel con hein ! Comment les mecs peuvent-ils raconter des trucs pareils et penser qu'on va les croire ?

– Bah ! Les femmes doivent en faire autant probablement, vous ne croyez pas ?

– Peut-être mais débiter le guide complet de Sachez rompre avec diplomatie de la première à la dernière page, on ne me l'avait encore jamais fait ! Attendez, il m'a dit plein d'autres trucs aussi minables. Ah oui ! Je ne vous ai pas dit, mais il vit en colocation avec un autre gars et une fille. Alors il m'a expliqué que cette fille, ça fait depuis deux ans qu'ils partagent un appart' sans problème, juste copains.

– Et voilà que soudain...

– Oui, voilà, sans prévenir...

– Et toute résistance devenant inutile devant le raz-de-marée de désir et d'amour irrépressible malgré une immense culpabilité à votre égard, malgré toute l'estime qu'il a pour vous, toute l'amitié même, vous si irrésistible, si pleine de qualités, tant et tant que personne-plus-que-vous...

– Voilà ! Crac ! Au lit sans s'en rendre compte !

– Ah l'amour ! D'un autre côté il n'avait peut-être pas le choix, peut-être même qu'elle l'a obligé !

– Mais c'est vrai ça ! Mon pauvre petit mec en sucre ! »

Nous voilà pliées. J'en rajoute une couche, j'aime bien son rire.

« Et puis c'est peut-être de votre faute ?

– Ma faute ?

– Oui, je ne sais pas moi, vous êtes peut-être tellement bien que vous l'impressionnez, il préfère un amour plus simple, plus tranquille, qui soit moins périlleux pour son équilibre psychologique et qui le mette à l'abri des ravages de la passion... Imaginez un peu qu'il se serait sûrement mis à boire dans l'angoisse de vous décevoir...

– ... n'aurait plus rien mangé ni bu avant d'être sûr que j'aurais été d'accord. Aurait déprimé dans sa chambre les soirs où je n'étais pas libre ou ceux où je n'aurais pas été assez gentille.

– Voilà, vous ne savez pas à quel point les femmes extraordinaires sont destructrices. »

Elle hoquète entre deux rires :

« Vous savez, je n'ai pas l'habitude de parler aux gens que je ne connais pas comme ça et de raconter ma vie.

– Oui, mais là c'était un cas de force majeure. Vous êtes subjuguée par sa classe et vous aviez besoin de partager votre admiration.

– Voilà, c'est exactement ça ! D'ailleurs je devrais faire la pub pour son bouquin, je vais envoyer des lettres aux journaux.

– Son bouquin ?

– Ben oui, vous savez : Sachez rompre avec diplomatie. C'est quand même le meilleur moyen pour que la fille ne vous regrette pas !

– Ah ! Fort juste ! Vous avez bien raison, tiens, demain je lui ferai de la pub sur mon blog déjà.

– Génial ! Mais euh... c'est quoi au juste un blog, je n'arrête pas d'en entendre parler.

– C'est un peu comme un site perso si vous voulez, on y raconte ce qu'on veut, un peu comme un journal, mais pas forcément intime, et les gens peuvent venir commenter... Tiens, je vois le bus qui arrive.

– Mais je ne prends pas celui-là moi, je prends le 83... Ah oui, comme un skyblog quoi. Alors vrai ? Vous allez en parler sur votre truc ?

– Promis juré : faites une recherche dans Google avec kozlika, k-o-z-l-i-k-a, vous trouverez mon blog. Demain, promis.

– Wahou ! Et je lui donne l'adresse ! Trop fort ce truc ! Il va être vert ! »

Vous voyez Leïla, j'ai tenu ma promesse ! Un si bon bouquin ne saurait passer inaperçu ! Et merci pour la crise de rire...