Ne lésinant toutefois jamais sur le coupage de cheveux en seize, je m'interroge tout à coup sur cette bizarrerie qui me fait impatiemment attendre un homme dont je ne connais pas le nom, dont je ne me souviens pas du visage ; suis-je d'ailleurs si impatiente ? Il s'agit plutôt d'appréhension.

Catherine, Ouf, Xavier, auxquels j'ai raconté mon histoire m'ont mise en garde : les amateurs d'opéra sont de drôles de zigues – et ils savent de quoi ils parlent ! Evidemment, Lilou la romantique et Samantdi la sorcière optimiste en sont déjà au champagne et aux bouquets, tandis qu'Alex me boude depuis le jour où je lui ai avoué avoir cédé sa place.

Et moi j'attends.

Dix-huit heures vingt à l'église du village. Il ne viendra pas. S'il venait il ferait d'ailleurs beau voir qu'il me trouve à l'attendre telle une godiche entourloupée au nom d'un cache-cœur ! Marchons. Non, encore cinq minutes. Ou dix. Il a peut-être crevé une roue de son vélo ? Un quart d'heure plus tard, avisant un fauteuil accueillant à la terrasse du « Falstaff », je me dirige vers ce refuge d'un pas résolu...

... et m'arrête net à la vue de... Monsieur Huit, tranquillement attablé devant une copieuse assiette de fruits de mer en compagnie de... non mais je rêve, dites-moi que je rêve ! ALEX ?!

La foudre me foudroie, le tonnerre tonne et ma bouche bée. Alex, le sourire un peu crispé, me regarde aspirer l'air comme un poisson hors de l'eau (si toutefois les poissons aspirent l'air, j'ai comme un doute mais ma pensée se découd tout soudain, ne devrais-je pas dire ouvrir et fermer la bouche sans pour autant parvenir à respirer ?).

– A-a-a-a-lex ?

J'ai le secret espoir qu'il s'agit d'un sosie.

– Coucou Leïla ! Je te présente Julien, un ami.

Monsieur Huit relève la tête de la praire qu'il est en train d'extraire pour m'adresser un sourire qu'il a l'élégance de teinter d'un peu de gêne.

– Bonjour Leïla.

– Bonjour. (Je tente un regard pôle-nord mais je suis trop abasourdie pour m'appliquer.) Alex, tu m'expliques ?

– Julien est comédien. Je t'ai déjà parlé de lui je crois.

– Oui, je m'en souviens. Et ?

– Eh bien l'autre soir, quelques jours avant que tu ailles nous chercher des places, nous dînions ensemble et nous avons eu une discussion assez animée sur le statut des intermittents du spectacle. Bon, non en fait c'est pas ça. J'étais d'une humeur massacrante et je lui ai dit que s'il ne trouvait pas assez d'heures à faire pour pouvoir toucher les Assedic c'est probablement qu'il n'avait pas assez de talent pour être engagé plus souvent.

– Alors je lui ai dit que je pouvais tout jouer, qu'il n'avait qu'à me mettre à l'épreuve.

– Et je lui ai répondu qu'il y avait des rôles dans lesquels il ne serait pas crédible une seule seconde.

– Attendez, vous êtes en train de me dire que vous avez fait le plus nul des paris d'adolescents boutonneux, SUR MON DOS ?

– Mais non ! Ça n'est pas ça du tout !

Monsieur Huit, je veux dire Julien, a l'air complètement affolé.

– Pas ça du tout ! En fait, ce qui s'est passé c'est qu'Alex prétendait que dans des rôles trop loin de moi, je ne m'en sortirais pas et que par exemple je ne pourrais jamais me faire passer pour un amateur d'opéra, moi qui n'écouterais de la musique qu'enchaîné au mât d'un navire !

Voilà qu'il se prend pour Ulysse maintenant. Julien-Ulysse Huit, sacré nom de scène... Il reprend son récit :

– Alors j'ai pris le pari que je pourrais en persuader n'importe qui et comme il savait que tu viendrais ce jour-là chercher des places, nous sommes convenus que si j'arrivais à te convaincre le pari serait gagné.

– Tu lui as demandé de me draguer aussi ?

Je suis éberluée, furieuse.

– Ah non alors ! Jamais de la vie ! Il devait juste te convaincre qu'il aimait l'opéra et connaissait son affaire. Quand je l'ai appelé pour savoir comment ça se passait, il m'a raconté votre conversation et je lui ai dit d'arrêter tout de suite, qu'il n'avait jamais été question de ça. Et je lui ai dit de laisser tomber.

– Mais alors ?...

– Je me suis laissé emporter par mon sujet. J'ai bossé mon rôle à fond, Alex m'a expliqué comment fonctionnent les files d'attente, j'ai lu ton forum de cinglés de a à z, je me suis renseigné sur Natalie Dessay, et tout ! J'ai même trouvé sur le net le blog d'un gars qui parlait de la scène finale de Salomé et je l'ai emprunté à la médiathèque pour entendre ça, Alex m'avait dit que tu n'aimes pas beaucoup Strauss alors j'ai pensé que ça serait plus facile de partir là-dessus plutôt que vers un répertoire que tu connaîtrais mieux.

– Et c'est censé expliquer le cache-cœur, le genou, tout ça ?

– Ah non, ça c'était moi. Pas mon personnage. Alors quand Alex m'a dit d'arrêter, j'ai pensé qu'il avait raison mais je voulais quand même savoir si... enfin si... alors je t'ai demandé combien de places tu venais chercher.

– Et j'ai répondu une.

– Voilà, j'étais content. Je t'ai donné rendez-vous à dix-neuf heures pour avoir le temps de t'expliquer avant votre spectacle mais tu es arrivée en avance et...

– ... dix-huit heures.

– Pardon ?

– Tu m'as donné rendez-vous à dix-huit heures. J'ai fait le poireau une demi-heure devant les marches avant d'échouer ici.

Vert, blanc, rouge brique. Je ne savais pas que la peau pouvait prendre tant de couleurs différentes en si peu de temps.

– OK, je suis nul sur toute la ligne. Désolé. Vraiment nul.

Il sort de sa poche un billet qu'il jette sur la table, se lève, jette un « Salut ! » à peine audible. En moins de trente secondes il a disparu au coin de la rue de la Roquette.

– Il est sympa tu sais.

Alex sort de son poste d'observateur.

– Peut-être oui... Dis, si je comprends bien ma deuxième place est donc bien pour toi ?

– Bien sûr ! Elle l'a toujours été !

– Et euh... Tu n'es pas fâché que j'ai failli la donner à quelqu'un d'autre ?

– Mais non, voyons, pas plus que toi d'apprendre que Monsieur Huit est un rôle de composition...

– Tant mieux. Mais si quand même, je suis un peu fâchée.

– Quand même moi aussi.

Mais nous pouffons au même moment.

– Allez viens, me dit Alex, c'est l'heure de Lucia, depuis le temps que tu m'en parles, je suis impatient !

– Tu as raison, allons-y.

De l'autre côté de la rue se dresse un réverbère. Il me semble soudain ressembler furieusement au mât d'un navire...