Amsterdam, 2 novembre 1660.

Très cher ami,

Mon père m'épiant sans répit, je vous fais porter ce pli par une amie sûre, recevez Hella je vous prie avec amitié car elle est la seule sur laquelle nous puissions compter en ces jours sombres.

Je tremble encore au souvenir des mots que vous avez prononcés tout à l'heure. Ainsi donc, la dernière séance de pose pour ce tableau que vous a commandé mon père c'était aujourd'hui. Vous ne reviendrez plus chez nous que pour remettre votre oeuvre achevée. Je ne sentirai plus votre regard sur la courbe de mes épaules et de mon cou, je ne sentirai plus vos doigts fins incliner mon menton, je ne sentirai plus vos mains ajuster les plis de ma robe, arranger une boucle de mes cheveux "pour la lumière". C'en est fini de ce jeu délicieux où l'embrasement des sens pouvait se cacher sous les vertus de l'art.

Ma chambre est désormais ma geôle, vous l'aurez compris à mon caprice soudain de vouloir faire figurer cette clé au mur du salon de musique. Mon père m'y consigne fermement. Depuis qu'il a trouvé votre lettre il n'a de cesse que de m'en faire révéler l'auteur. Soyez très prudent mon ami, car je ne supporterais de vous perdre.

Finissez ce tableau, livrez-le au gardien de mon cachot. N'omettez pas de vous faire remettre la somme dont vous étiez convenus, nous en aurons besoin. Attendez-moi je vous en supplie. Dès qu'il aura relâché sa surveillance, je vous rejoindrai. Nous fuirons ensemble comme nous en avions fait le projet. M'apprendrez-vous à peindre ? Je referai cette toile sans cette odieuse clé.

A bientôt mon cher amour, K.

Post-scriptum. - Quelle réjouissante idée avez-vous eue de réclamer de mon vieux barbon de professeur de clavecin qu'il adopte une pose si peu confortable, à moitié hors de son fauteuil. Il sort rompu de vos séances et se plaint de douleurs au ventre de longues heures après, oubliant pour le coup de m'affliger de ses regards concupiscents !


Ce texte constitue ma participation à Jeu de clé pour l'Esprit de l'escalier.