J'étais à la fois gêné et ému car, certes, si quelque chose s'est brisé entre ma femme et moi, si la magie n'opère plus, je ne suis pas de ces cavaleurs. Mais j'ai tout de suite senti qu'il se passait quelque chose. L'intinct du journaliste sans doute. Je perçois les émotions des autres avec une grande acuité.

Cet homme par exemple, qui avait pris place de l'autre côté du couloir, je l'avais identifié comme un enseignant immédiatement. La sacoche, les lunettes, l'air hagard des profs avant les grandes vacances. Et même cette gêne qu'il a manifestée quand la vieille dame curieuse lui a demandé ce qui pouvait bien justifier qu'on ait besoin de sortir son engin même durant les voyages. « Sortir son engin », l'air malicieux qu'elle a pris pour évoquer son ordinateur portable me donne à penser qu'elle n'avait pas employé cette expression par hasard.

Son voisin n'en avait cure, tout occupé qu'il était à je ne sais quel jeu. (C'est curieux comme certaines personnes n'arrivent pas à grandir. Quand j'en aurai fini avec ce publi-reportage je proposerai à un chef de rédac d'un grand magazine un dossier sur les adultes et les jeux sur ordinateur. Oui, bonne idée, je vois d'ici le plan, à qui je pourrais demander des photos.) Il était très énervé, fébrile même, et j'ai bien cru qu'il allait avoir une crise d'apoplexie quand le garçonnet du bout du wagon a failli renverser son Coca-Cola sur son clavier en courant après une fillette dans le couloir.

Mais revenons à Clémence, car tel était son prénom. Elle contemplait le paysage par la fenêtre, ou plutôt elle tâchait de se donner une contenance pour ne pas montrer l'irrésistible attrait que j'exerçais sur elle. Et que je commençais à ressentir moi-même, je l'avoue, en regardant mon reflet dans la vitre. (Ou peut-être sont-ce les lunettes que je devrais changer ? Elles me donnent une allure trop sévère, ma fantaisie est moins perceptible il me semble.) L'arrivée du contrôleur lui fit tourner la tête et plonger dans l'un de ces amusants sacs de dame où l'on ne retrouve rien, à la recherche de son billet qu'elle tendit avec une gaucherie touchante à l'homme armé de sa poinçonneuse.

Drôle de type que celui-là. Découvrant que le professeur et une jeune fille, la baby-sitter des enfants je crois, n'avaient pas de billet, il leur proposa de composer un haïku sur-le-champ en échange de quoi il ne leur ferait payer que le prix du billet sans l'amende ! La jeune fille fondit en sanglots, il était question de poisse, de carte bleue et de parents auprès desquels il allait lui falloir quomignouter (?). Le professeur voulait bien payer tout ce qu'on voulait et même le triple pour peu qu'on le déplace en première classe (grands moulinets des bras) mais refusait obstinément de payer une place dont il n'avait jamais voulu. La vieille se jeta alors dans la bataille prit fait et cause pour les contrevenants, négociant avec une délectation manifeste, plaidant son anniversaire le jour même pour obtenir une grâce. Tout cela créa nombre de pépiements deci-delà, chacun voulant donner son opinion.

J'exècre ces manifestations exubérantes, sans retenue aucune. Fuyant cette ambiance survoltée, j'invitai alors ma compagne de voyage à venir avec moi au wagon-bar. Elle hésita quelques secondes pour la forme puis accepta de me suivre. Parvenus à destination nous entreprîmes une charmante conversation, vraiment, quoique l'honnêteté m'oblige à avouer que je regrettai qu'il faille passer par tant de platitudes convenues quand l'évidence nous criait l'urgence des sentiments. J'aurais aimé par exemple qu'elle dégrafe quelques boutons de son corsage pour me séduire. Hélas, j'avais affaire au mieux à une timide au pire à une névrosée incapable de s'assumer. Elle oscillait perpétuellement entre l'enjouement le plus grand et des manifestations de grand stress.

Mais la providence se manifesta sous la forme d'un groupe de paysans bloquant la voie durant trois heures. Trois heures que je mis à profit pour glisser une main aventureuse sous son chemisier : « on se connaît à peine, me chuchota-t-elle, et je ne sais même pas ce que je fais dans ce train », mais elle me laissa faire et finit en outre par se montrer plus entreprenante que moi. Se découvrant tout soudain une audace insoupçonnée, elle me prit par la main et m'entraîna jusqu'aux toilettes.

Irrespirables. Un voyageur avait à l'évidence fumé un cigare dans l'habitacle. Je tentai bien de faire abstraction de l'odeur insoutenable mais ne pus y parvenir ; en outre, l'effronterie de Clémence m'avait désarçonné tant il est vrai que cette femme se révélait paradoxale. Je lui proposai donc de laisser là notre « conversation » et de retourner au wagon-bar, suggérant qu'une femme dotée d'un tel appétit devait avoir également bien soif. Elle sembla un peu étonnée mais relâcha néanmoins son étreinte et je l'escortai de nouveau au bar où nous apprîmes du barman qu'il n'y avait plus rien à boire ni à manger. Cela fit beaucoup rire Clémence. « Rien à manger, rien à boire », chantonnait-elle bizarrement.

Revenus à nos places, je me concentrai sur la préparation du dossier qui m'amenait à Montpellier. Clémence quant à elle engagea une conversation animée avec la vieille dame et la baby-sitter, sans doute pour dissiper la tristesse que lui avait causé mon abandon. Je ne pouvais m'empêcher de songer que cette femme manquait par trop de simplicité et je prévoyais déjà les affres d'une relation conflictuelle dues à son comportement instable. Bien qu'indécis, je lui offris d'échanger nos numéros de téléphone portable.

Quelques jours de silence plus tard, j'étais parvenu à la conclusion logique que je devais donner à cette affaire : y mettre un terme. Elle attendait trop de moi. Je me rendis dans une librairie du centre commercial et y dégotai l'objet de mes recherches : « Sachez rompre avec diplomatie ». Fort de ce vademecum je décrochai mon téléphone et prétendis, suivant les conseils de mon petit guide, que j'avais rencontré quelqu'un d'autre. Ça me faisait beaucoup de peine de devoir lui briser le cœur mais c'était mieux pour nous deux, j'en suis convaincu. Je m'efforçai de la préserver de mon mieux, lui parlant des rencontres merveilleuses qu'elle ferait plus tard, de la femme exceptionnelle qu'elle était. Elle ne dit pas grand-chose et s'empressa d'écourter notre conversation.

Mal à l'aise, je lui rédigeai derechef un texto : « Continuons de nous téléphoner, tu as une voix merveilleuse, je suis mortifié de te causer tant de chagrin ». La réponse me parvint quelques minutes plus tard. « Aujourd'hui j'ai plein de trucs à faire mais je vais essayer de penser à me suicider demain si je trouve deux minutes. »

Je songe souvent à elle, j'espère qu'elle va mieux et qu'elle s'est remise de notre rupture.

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