J'ai grandi dans une cité HLM à Ivry-sur-Seine. On ne disait pas de nous qu'on était du neuf-quatre mais qu'on habitait une banlieue rouge. Et le fait est que si ce n'était pas le cas de ma cité à moi, il y avait beaucoup de cités en briques rouges, ça oui. Et il y avait des tas de trucs sympas là-bas.

Par exemple, il y a les voisins qu'on croise dans la cité et que Maman appelle « camarades ». C'est formidable d'avoir plein de camarades comme ça, elle doit bien s'amuser pendant ses réunions, maman. Et tous les dimanches matin, il y en a deux qui sonnent à toutes les portes et proposent l'Huma Dimanche, des croissants et Pif Gaget. Et on achète les trois, et Maman en profite pour parler avec ses copains.

(Enfin ça c'était au début, parce qu'après elle a quitté leur bande à cause d'un truc qui s'était passé vachement loin et après tintin, plus de Pif, plus de croissants et pourtant les autres gens de l'immeuble, même les pas-camarades, ils y avaient droit. C'est quand même pas juste je trouve parce je comprends bien que les autres ils prennent ça mal, moi aussi s'il y en avait un qui quittait notre bande je ne lui causerais plus mais moi qui n'ai jamais été une camarade ils pourraient me donner le Pif Gadget et vendre des croissants juste pour moi, sans la part de Maman par exemple. Mais je n'ose pas le dire parce qu'ils ont l'air vraiment fâchés.)

La Personne la Plus Importante de toute la cité, mais alors vraiment importante, celle que tout le monde respecte et lui parle poliment, c'est La Gardienne. Je la vois tous les jours parce que comme j'égarais souvent mes clés, Maman a décidé que je les déposerais en allant à l'école et les récupérerais en rentrant. Elle a une loge avec un comptoir et un grand panneau où sont accrochées plein de clés et une table avec tous les colis qui ne rentrent pas dans la boîte aux lettres ; si elle voulait elle pourrait entrer chez tout le monde ! Et puis surtout elle a deux grands portraits affichés au mur. Quand elle est derrière son comptoir c'est comme si les messieurs qui sont là nous surveillaient aussi pour qu'on ne lui manque pas de respect. Celui avec la moustache il s'appelle Joseph, c'est un type formidable qui faisait gaffe à ce que tous les gens de son pays aient à manger et soient bien élevés, c'est pour ça qu'on l'appelle aussi Petit Père. L'autre c'est Maurice, il est mort il n'y a pas longtemps et tout le monde était très triste ici, mais elle a gardé sa photo parce que le nouveau il n'est pas si bien.

Quand je vais chercher ma clé, il y a toujours plein de gens qui sont là. Ils lui laissent des papiers qu'elle pose sur son comptoir et qu'elle me tend avec les clés (« tiens donne-sa à ta mère, ça lui remettra les idées en place »), et c'est elle qui garde l'argent des croissants aussi, et elle vend l'Huma Dimanche même en semaine ; ça doit être pour ça que ses sapins de Noël sont toujours super beaux. Je n'ai pas vu sa machine à écrire mais elle doit être dans son appartement je pense parce que je sais qu'elle est secrétaire de cellule. Elle sait vraiment faire plein de trucs.

Elle nous suveille quand on joue dehors, qu'on ne jette pas de papiers par terre, qu'on ne marche pas sur les pelouses, tout ça. Et on fait gaffe parce que si on fait des bêtises elle nous dispute et après elle dispute nos parents et après nos parents nous disputent aussi, ça fait des tas d'histoires.

Je me souviens du jour où elle a disputé ma mère parce qu'elle laissait ma sœur aller dans les manifs à la Sorbonne. Elle disait que c'était bourgeois, et bourgeois, c'est mal. Mais Maman est vachement courageuse, elle lui a tenu tête, moi j'avais un peu peur qu'elle ne me donne plus les clés alors j'aurais bien aimé que Maman dise tout comme elle. En fait elle a continué à me donner les clés, je m'inquiétais pour rien, mais après cette histoire elle m'a dit que maintenant j'étais trop grande pour la tutoyer et que je devais lui dire « vous ». J'ai eu du mal au début.

Mais j'avais trouvé ma vocation. Les adultes vous demandent toujours ce que vous voulez faire quand vous serez grand. Et moi je savais : gardienne de HLM.

* * *

Je racontais ça l'autre jour à mon amie Lola à Toulouse alors que nous parlions des enfants qui aujourd'hui à cette même question évoquent bien plus souvent un statut qu'une profession (« libéral », « fonctionnaire », etc.). J'étais toute emprunte de nostalgie et je conclus en disant : « Rhalala, c'était quelqu'un Mme Lachèvre ! »

Hein ? Quoi ? Bon sang de bois, je n'avais jamais réalisé ! Madame Lachèvre !!