Nous disions donc, au détour d'une âpre bataille, que l'ordre de séduction qu'opèrent sur moi les opéras suit ces critères, du plus important au moins important :

  1. les voix
  2. la musique
  3. l'histoire
  4. mise en scène, décors, etc. (pour le live)
  5. apport intellectuel

(Désolée pour les deux derniers critères, une formulation plus élégante me manque.)

Parlons donc des voix. Dans Rigoletto comme dans n'importe quel opéra, les chanteurs doivent ou en tout cas devraient remplir les conditions techniques du rôle : la tessiture[1] notamment, et autres machins comme l'agilité, le timbre, le type (léger, lyrique, dramatique...). En dehors de cet aspect technique il y a bien sûr l'interprétation elle-même. Sur le plan vocal strict - chanter juste, par exemple ! - et sur le plan théâtralo-vocal, néologisme de mon cru pour évoquer non les talents d'acteurs des interprètes, mais ce que la voix transmet à elle seule.

Dans Rigoletto, cet aspect théâtralo-vocal sera d'autant plus important que l'exacerbation des sentiments y est un point essentiel et qu'une Gilda qui ne ferait pas pleurer ou un Rigoletto qui n'attirerait pas la compassion tomberaient franchement à plat, même avec des voix intrinsèquement très belles ou une technique de chant infaillible.

Avouons tout de suite et une fois pour toutes que même quand ça n'est pas pour du Verdi j'y accorde une très grande importance, sinon je m'ennuie comme un rat mort, sauf à l'écouter en bruit de fond en faisant la cuisine et exception faite de Montserrat Caballe qui massacra bien des compositeurs sur ce plan mais dont la splendeur excuse tous les écarts.

Oui bon d'accord. Alors ? Rigoletto ?

Bref. Complication supplémentaire pour Rigoletto, de mon point de vue, c'est que les rôles principaux doivent tous les trois présenter deux faces d'un même personnage.

Rigoletto (baryton)

Rigoletto est cruel et cynique. N'oublions pas que c'est un fou du roi et que tant qu'on n'avait pas touché à sa fifille il se faisait très volontiers complice de ses conquêtes.

Rigoletto est un père tendre et aimant. Un peu trop même. S'il n'avait pas surprotégé sa fille elle ne serait pas tombée dans les filets du premier séducteur venu. N'empêche que quand sa fille pleure il est aussi malheureux qu'elle.

Le duc de Mantoue (ténor)

Le duc de Mantoue est séduisant. Si Gilda tombe amoureuse de lui, dernière d'une liste plus longue que ma liste de choses à faire, et bien d'autres femmes plus endurcies qu'elle, c'est qu'il a beaucoup de charme. Et sa méthode de drague passe d'abord par la séduction.

Le duc de Mantoue est un salopard. Une femme lui résiste ? Bah, il pleure un bon coup puis l'enlève pour la violer, on va pas s'emmerder non plus hein ?

Gilda (soprano)

Gilda. Ici le personnage se découpe en « avant » et « après » le viol. La voix doit porter toute la candeur, la fraîcheur – et pour tout dire l'infinie crédulité – d'une enfant surprotégée découvrant le sentiment amoureux au début de l'ouvrage. Mais après la voix doit traduire la fin de l'innocence, le désespoir, une certaine violence même. Elle a pris dix ans en une nuit.

Et donc ?

Et donc, pour ces raisons, je ne peux qu'approuver le choix de mon petit camarade qui recommande ces deux versions, toutes deux de 1963 :

Kubelik / Fischer-Dieskau - Scotto - Bergonzi

Rigoletto Kubelik Live 1963 à La Scala. Direction Rafael Kubelik. Rigoletto : Dietrich Fischer-Dieskau ; Gilda : Renata Scotto ; Le duc de Mantoue : Carlo Bergonzi.

DFD tout simplement bouleversant, bien que sur le papier il n'aie pas techniquement la voix idéale pour le rôle. Carlo Bergonzi l'une des plus belles et plus onctueuses voix de ténor - correction : LE plus beau timbre de ténor du monde entier interplanétaire, presque trop belle pour ce rôle. Une Renata Scotto à tomber par terre, ce coffret a reçu toutes les récompenses possibles et imaginables.

Solti / Merrill - Moffo - Kraus

Rigoletto Solti Studio 1963. Direction : Georg Solti. Rigoletto : Robert Merrill ; Gilda : Anna Moffo : Le duc de Mantoue : Alfredo Kraus.

Très mal étiquetté sur les sites de la FNAC et d'Amazon, qui s'emmêle les pinceaux dans la liste des interprètes, c'est bien de cette version qu'il s'agit. A tout petit prix (16 euros), vous pourrez défaillir sous la voix d'Anna Moffo, admirer la brillance et la prestance d'un splendide Alfredo Kraus et pleurer avec Robert Merril. Que du bon, vous dis-je malgré les critiques autorisées moins enthousiastes que moi (mais ils n'y connaissent rien c'est évident), mais qui la classent quand même dans les meilleurs.

Pour un DVD, économisez vos sous ils sont tous nuls ou au mieux potables.

Notes

[1] Gilda chantée par Ivan Rebroff, c'est envisageable mais ça risque de ne pas tout à fait donner l'effet souhaité par Verdi.