C'était donc hier soir ma première Lucia en représentation. J'avais assisté à la générale grâce à Traou mais j'avais préféré réserver la pleine disponibilité de mes oreilles pour les véritables représentations car à l'opéra les chanteurs et musiciens ne « donnent » pas forcément tout à la répétition générale. Sans doute d'ailleurs faut-il y voir l'une des raisons qui m'ont fait me concentrer sur la mise en scène et me livrer ici à quelques pestouilleries à l'égard de ce pauvre Andrei Serban (lire ici et )...

Il y avait de la magie - et de l'appréhension aussi - à se rendre à la Bastille pour y écouter-voir mon opéra préféré avec ma chanteuse en activité préférée. Le risque de la déception pour un bonheur trop attendu, la comparaison inévitable avec les témoignages au disque de multiples versions excellentes, mille fois écoutées, au rang desquelles mes trois préférées : Shippers/Sills, Prêtre/Moffo, et le mythique live de Berlin Karajan/Callas, dont je vous ai déjà parlé avec ferveur.

(En aparté : au risque de laisser croire que ma libido est placebotable dans le lyrique, dois-je avouer que je portais pour cette exceptionnelle circonstance une tenue spécial rendez-vous prometteur bien que mes charmants accompagnateurs soient féminins, total gays ou que la morve leur sorte encore du nez ? Du lard aux cochons, j'vous dis.)

Une femme broyée par un univers d'hommes. La fraîcheur d'une enfant putréfiée par les intérêts familiaux et les alliances politiques. Par la mise en scène et la voix de Natalie Dessay, la Lucia d'hier soir était très proche d'une Juliette transposée en Ecosse, offrant une autre facette possible de l'œuvre, après la naïveté évaporée d'une Sills, la neurasthénie fataliste d'une Moffo, la tragédie antique d'une Callas. Merveilleusement servis par les compétences acrobatiques et le timbre de l'interprète principale, le chef Pidò et le metteur en scène Serban nous offrent une Lucia de quinze ou seize ans encore dans l'enfance (jeux de balançoires, cordes, escalades, déguisements...) mais à la passion amoureuse pleine et fervente. En déséquilibre perpétuel, au propre comme au figuré, elle chante et nous craignons la chute, inévitable.

Natalie Dessay ne bride rien, ni sa joie de chanter ce rôle ni sa voix. A cloche-pied ou debout sur une balançoire, à califourchon sur la poutre d'un échafaudage à six ou sept mètres du sol ou debout tout au bord d'un précipice lit superposé, rien ne semble pouvoir entamer le legato de son chant, ni le risque de tomber ni les coups de pied au sol pour relancer sa balançoire ni sa progression rampante, à plat ventre aux pieds de son frère. Je me suis désormais habituée au contraste que forment son petit gabarit et sa tessiture légère avec la force et la projection de sa voix, il ne me surprend plus. Mais je suis toujours aussi émerveillée de sa façon de se jeter tout entière dans le rôle qu'elle investit, chantant chaque soir comme si c'était pour la dernière fois. Les aigus sont là, moins lumineux qu'ils ne le furent pour Lakmé, mais moins désincarnés aussi. La fée s'est faite femme, l'éther laisse la place à la chair, mais toujours avec la même facilité. Je n'ai eu que très peu de fois l'impression qu'elle « allait chercher » telle ou telle périlleuse note.

Peu de choses à dire sur la seule autre interprète féminine, qui tient d'ailleurs un tout petit rôle (et carrément absent dans la version française). En Alisa, la dame de compagnie de Lucia, Marie-Thérèse Keller, chante juste et possède une voix agréable mais je regrette qu'elle soit couverte dans tous les airs d'ensemble, notamment dans le sextuor. Chez les hommes, seul Christian Jean (Normanno, l'aide de camp du frère de Lucia) se révèle vraiment décevant : petite voix, jeu un peu brouillon, mais peut-être était-il en méforme ce soir-là. C'est dommage car ce personnage est (ou en tout cas devrait être, j'y reviendrai) le seul rôle 100% noir de l'œuvre, le salaud pur jus. Le manque de moyens de son interprète « délavait » hier considérablement le personnage.

Pour les autres hommes, qu'il s'agisse du frère de Lucia (Enrico, interprété par Ludovic Tézier), du chapelin (Kwangchui Youn dans le rôle de Raimondo Bibedent), du fiancé choisi par son frère (Arturo, Salvatore Cordelia) ou de son amoureux Edgardo (Matthew Polenzani), tous - à des degrés divers - tenaient très convenablement leur rôle. Ludovic Tézier était toutefois fort emprunté, ce n'est pas le souvenir que j'avais gardé de lui, ne faisant passer quasiment aucune émotion dans sa voix et le corps dans une posture immuablement rigide. Je ne sais si ça tient à lui seul ou aux consignes du metteur en scène, mais j'ai tendance à pencher pour la deuxième hypothèse car Andrei Serban a choisi de noircir tous les personnages masculins à l'exception d'Edgardo. Cette vision « tous-des-salauds » ne correspond pas à la mienne. Enrico aime sa sœur, le chapelin croit l'aider à choisir ce qui est le mieux pour elle et Arturo est tout prêt à faire de ce mariage arrangé une union affectueuse. Ils sont bourreaux mais également victimes des contraintes sociales et financières de l'époque dans laquelle ils vivent. Les mariages arrangés étaient fréquents jusqu'à une période récente et on croit là tomber dans la famille Borgia. (Ahem, encore que Lucrèce n'eût certes pas eu la faiblesse de Lucia...) C'est dommage de dénaturer ainsi le propos par une simple réduction gentils vs. méchants je trouve. Et ça se ressent dans la caricature dans le jeu vocal et d'acteur des interprètes.

Plus gâté par une construction non manichéenne du personnage d'Edgardo et également par son talent et sa très belle voix, Matthew Polenzani, dont c'était la première apparition à l'Opéra de Paris, sait se faire caressant ou coléreux. Qu'il s'agisse des duos avec Lucia, de la stupeur et la colère en découvrant ce qu'il croit être sa trahison ou le désespoir en apprenant sa mort, Matthew Polenzani est convainquant et émouvant dans tous ses airs - notamment dans le suberbe « Tombe degli avi miei » du troisième acte.

Comme à son habitude, le chef Evelino Pidò bichonne les chanteurs et à de rares exceptions près place systématiquement la musique en écrin du chant, l'enveloppe délicatement, sans affadir pour autant un orchestre de l'Opéra de Paris qui semblait tout à son aise hier. Son choix de faire accompagner la scène de la folie au glassharmonica permet de découvrir le son étrange de cet instrument prévu par Donizetti mais la plupart du temps remplacé par la flûte traversière.

Je suis contente d'avoir assisté à la répétition générale avant de me rendre hier soir à Bastille. Les trucs qui m'énervent dans la mise en scène auraient pris le devant et m'auraient empêchée de profiter pleinement de la musique et du chant tandis qu'hier il m'a suffit de « déconnecter » le canal mise en scène aux moments cruciaux pour jouir du reste !

Rendez-vous le 6 octobre pour ma dernière Lucia de cette saison ! ;)

Diffusion radiophonique :

Cette production de Lucia di Lammermoor sera diffusée le 7 octobre à 19 heures sur France-Musiques.

Encore Lucia !

  • L'avis des blogueurs :

Zvezdoliki - Véhesse - Matoo - Palpatine - Juju - le lapidaire mes bouquins refermés ;) - Un amateur - Oli - Laurent (paris-broadway) - Ikkare - et (que je découvre à cette occasion) Astorg, etjedanse, Rameau (mais lui je l'ai déjà croisé sur les forums), lechtiparigot - blosphère - Operanight - Sarastro - Blabla.

Lire aussi l'interview de Natalie Dessay par Altamusica.