Evidemment, 21 avril 2002. La télé allumée vers 19h30, nous n'avons pas besoin d'attendre l'heure officielle de l'annonce des résultats du premier tour des présidentielles ; les expressions des journalistes et des invités sur le plateau parlent d'elles-mêmes et ne cherchent pas à dissimuler. Le traditionnel « jeu de la surprise » des scrutins précédents (où chacun arborait un visage mormoréen derrière lequel se cachait le plaisir du délit d'initié) se mue en « j'peux rien dire mais c'est affreux et j'y suis pour rien moi d'abord ».

On fonce chez Raoul, à la librairie de la rue Gabriel-Péri. En fait nous sommes quelques dizaines à avoir eu cette idée. Il y a des gens qui pleurent. A 20 heures plus d'espoir qu'on nous ait fait une bonne blague : le deuxième tour se jouera entre Chirac et Le Pen. Première réaction de Besancenot, visiblement atterré et triste. A la question « Qu'allez-vous voter au deuxième tour ? » il répond sans la moindre hésitation et fermement : « Chirac évidemment ! » La reprise en main des jours suivants aboutira à un artistique et flouteux « pas de consigne de vote, mais faut voter » en guise de position officielle de la LCR. Ça m'énerve et nous aurons des discussions houleuses avec ma collègue qui y milite et tente d'expliquer que « mais si c'est clair !». Notre petit groupe qui se retrouve tous les midis à la cantine mange dans un silence glacial entre ceux qui nous reprochent de ne pas avoir voté Jospin dès le premier tour (j'ai voté Taubira), ceux qui n'iront pas voter le 11 mai, ceux qui voteront Chirac mais ne veulent pas le dire, ceux qui calculent savamment au-delà de quel pourcentage Chirac ne pourra que reconnaître qu'il n'a pas de vraie légitimité que celle du moins pire.

Et quoi d'autre ? J'ai toujours participé à toutes les élections, je n'ai jamais voté pour un autre candidat que le moins pire. Sauf peut-être pour Mitterand au deuxième tour de 1981, et encore. Disons que l'aspect Vite, de l'air de l'air ! dominait sur Mitterrand pabo mais moinmoche.

Ma mère m'appelle : « Putain de saloperie de bordel de merde, dire qu'il faudra qu'à 77 ans passés je vote pour la première fois de ma vie à droite ! » Bon en fait elle n'a pas dit exactement ça parce qu'elle ne dit jamais de gros mot mais je vous assure que c'était quand même ça qu'il fallait comprendre. Ben tu sais maman, même à 41 ans, ça fait tout drôle...

Du meilleur au moins pire, c'est le chemin qu'a suivi le couple que je forme depuis près de vingt-cinq ans avec mon compagnon. Cela fait maintenant quelques mois que ça ne va vraiment plus du tout, des années que nous nous raccrochons l'un à l'autre parce que c'est moins pire que d'être seuls. Et cela fait quelques semaines que je sais que je dois prononcer les mots définitifs et ça me fiche une peur bleue. Et si je n'arrivais pas à faire face à la vie toute seule ? Et si je ne rencontrais plus jamais personne ? Et si ma vie sexuelle finissait là ? Je n'arrive pas à poser le choix autrement qu'en ces termes. Choisir de rester seule jusqu'à la fin de ma vie ou continuer « mal accompagnée ».

Entre les deux tours, le 22 avril, je choisis le moins pire. Il n'est pas étonné, mais je lui pose un sacré souci d'organisation : il avait prévu ça pour dans quatre ans, ça collait pile-poil avec sa préretraite. Je suis décidément vraiment une emmerdeuse. Nous décidons d'annoncer la nouvelle aux enfants à leur retour de vacances. « Les enfants on a à vous parler. » Echange de regards entre eux, on n'a pas le temps d'en placer une : « Alors ça y est, vous vous séparez ? On pourra voir Papa aussi souvent qu'on veut ? »

Ils ont l'air... soulagés. C'est clair : pour eux c'est le moins pire.