Fin janvier 1997. Il fait déjà nuit quand je rentre à la maison et il fait froid. Mais hourra ! une lettre dans ma boîte, une vraie je veux dire, j'en reçois (trop) rarement. Je m'installe confortablement pour la lire.

Il n'y a pas d'adresse au dos de l'enveloppe mais on reconnaît tout de suite l'écriture d'une personne âgée. Ça ne peut être qu'elle et ça fait deux mois que j'attends un signe. Deux mois depuis que je lui ai parlé au téléphone. La lettre est courte, pas même le temps d'allumer la cigarette que j'ai glissée entre mes lèvres.

Je ne vous appelerai pas. C'est trop difficile malgré toutes ces années. En 1943 j'ai été atteinte d'une salpingite ; j'en suis restée stérile. Votre naissance a été pour moi une douleur, encore si vive que je ne puis vous rencontrer. J'espère que vous me pardonnerez. Si un jour je m'en sens capable je vous écrirai.

J'ai attendu d'abord pendant deux mois un appel téléphonique. J'attends maintenant depuis dix ans une lettre dont je sais qu'elle n'arrivera plus mais que je ne peux m'empêcher de guetter malgré tout. J'ai je crois le moyen de savoir où elle habite (si toutefois elle vit encore, ce qui devient de moins en moins probable compte tenu de l'âge qu'elle aurait...) ou du moins de lui faire transmettre un courrier via la caisse de reversion de la Vénérable Entreprise (puisque). Je devrais certainement a minima m'assurer de sa vie ou de sa mort. Je ne sais pas très bien pourquoi je ne le fais pas. Pour ne pas briser le lien ténu ? Pour ne pas savoir qu'elle est morte sans laisser à quiconque le soin de me faire parvenir un dernier signe ? C'est un peu confus et je renonce à y aller fouiller.

A l'existence doublement impardonnable d'enfant illégitime et d'enfant unique de mon père, s'ajoute que cette stérilité est survenue alors que mon père et elle vivaient sous de fausses identités, à ce moment hâtivement et encore mal fagotées, parce qu'ils pensaient que l'étoile jaune leur irait mal au teint. Ma mère m'en avait parlé depuis longtemps, cette lettre m'en fit mesurer plus encore le poids. Mon père aurait-il accepté la grossesse de ma mère s'il avait eu des enfants avec sa femme ? Si oui, et s'ils avaient eu des enfants auparavant, aurais-je connu les pleurs de Samantdi ou les bras (semble-t-il) ouverts de la famille Mitterrand pour Mazarine ?

Il arrive qu'on me demande pourquoi malgré mon agnosticisme (ou athéisme, ça dépend des jours...) je me sens parfois juive. L'une des raisons se trouve ici : je suis juive par la femme de mon père (et névrosée par autogenèse ;).