Juillet 1994. La sœur de mon compagnon, femme de notable normand en villégiature estivale, m'invite au festival d'Aix-en-Provence pour assister à ma première représentation d'opéra. Tout m'impressionne. La suave douceur du soir, le charme des rues étroites bordées de bâtiments discrètement bourgeois, les terrasses des restaurants juste avant le spectacle garnies de dames fort bien (dé)vêtues et d'hommes très élégants, l'Archevêché et sa première cour intérieure où bruissent les conversations et les robes du soir, les parfums capiteux, la cour intérieure enfin, où se déroulera le spectale à ciel ouvert, plafond garni d'étoiles. C'est La Flûte enchantée. Les décors sont superbes, la musique enchanteresse, les chanteurs extraordinaires [1]. La cantatrice qui tient le rôle de la Reine de la Nuit est visiblement enceinte. Elle s'appelle Natalie Dessay.

Une soirée hors du temps, qui ne m'a pourtant pas poussée à me ruer sur les opéras parisiens. Pourquoi ? Parce que tout cela ne pouvait m'être que d'accès exceptionnel, rustresse provinciale invitée au mariage du prince et de la princesse. L'opéra c'était des robes du soir et des coupes de champagne à gogo, des oreilles élevées à la Grande Musique, des spectateurs distingués qui connaissent les prénoms de tous les chefs d'orchestre. Qui sont capables de resituer chaque œuvre dans leur contexte historique et musicologique. L'opéra est réservé aux riches ou aux spécialistes. L'opéra n'est pas pour les nuls.

Ce qui m'a fait y retourner enfin c'est une proposition du comité d'entreprise de mon lieu de travail pour des abonnements. On s'adressait donc bien à nous autres, les musicalo-incultes, en spectateurs potentiels.

Dans ma famille, la culture c'est, laaargement au-dessus de tout : les livres. Loin loin derrière, les arts plastiques (et les livres sur les arts plastiques) et plus loin encore, mais vraiment très loin alors, la musique. J'ai découvert, comme beaucoup, la musique symphonique au collège, avec Dvorak et La Symphonie du Nouveau Monde, les concertos pour piano avec L'Empereur de Beethoven. Et voilà. D'opéra point. D'ailleurs on changeait de chaîne dès l'apparition d'un orchestre, alors une cantatrice, je ne vous dis pas. Sauf bien sûr « Le Grand Echiquier », Jacques Chancel étant agréé culture par la familiae lex. C'est ainsi que j'avais été émerveillée par l'Ave Maria sarde interprété par Maria Carta, qui resta longtemps pour moi le summum du chant sacré[2].

Le problème de la faible fréquentation des concerts ou des opéras n'est pas, je pense, une question de tarifs : les concerts classiques ne sont pas plus chers que les autres, beaucoup s'en faut : je rappelle qu'on peut aller à l'opéra pour 5, 9 ou 20 euros, que les concerts de la cité de la Musique sont fort peu chers et que presque toutes les salles offrent des prix attractifs aux jeunes et/ou aux chômeurs. L'Italie, le Royaume-Uni, la Hollande, l'Allemagne ont un public de « classique » bien plus hétérogène que le nôtre. Je ne suis pas sociologue mais intuitivement il me semble que cette musique est plus marquée socialement et intellectuellement comme réservée au dessus du panier chez nous.

Si je cherche à entraîner le plus grand nombre à l'opéra parmi mes amis blogueurs, ce n'est pas seulement par désir de créer des interlocuteurs supplémentaires pour nous extasier (de concert, ha ha), ni seulement parce que je trouve ça trop dommage de passer à côté. C'est également parce que je sais qu'on a souvent besoin d'un passeur pour entrer dans un monde où l'on se sent étranger.

Notes

[1] Non, je n'embellis pas mes souvenirs !

[2] D'ailleurs si quelqu'un avait un mp3 sous la main...