L'info nous arrive en France de l'Institut Pasteur. Le virus du sida s'appelera successivement L.A.V. puis V.I.H. Ou H.O.R.R.E.U.R. Et les années qui viennent verront se creuser les trous dans nos carnets d'adresses. Oui, chez les copains homos, mais pas que. Il y a aussi Tara la junkie, Christine que son horloge biologique avait réveillée à 38 ans et qui voulait à tout prix un enfant, avec n'importe quel type levé dans un bar, et Stephie qui ne voulait s'attacher à personne, et Laura qui révisait son Kamasoutra, et les baba cools à sexualité communautaire, et... Soudain c'est l'inquiétude pour tous.

On se croyait protégés avec la pillule, les MST n'étaient pas bien fréquentes, personne de mon entourage à part justement quelques homos fréquentant assidument les saunas ne se protégeait avec les préservatifs. On entend tout et n'importe quoi sur la propagation. Les baisers, les brosses à dents, les serviettes de toilette, la vaisselle. Tout. Le plus absurde est facile à ignorer mais pour le reste ? De quoi devons-nous avoir peur ? Quelles précautions devons-nous prendre ?

Le silence est pesant. Très peu de malades le disent, encore moins de séropositifs, en tout cas pas en milieu hétéro. « Machin est malade. Tu sais... » On apprend à comprendre les points de suspension.

La sexualité sans soucis aura duré une dizaine d'années. Avant il y avait le spectre de la grossesse non désirée, après celui du sida. Le réveil des évangélistes de la bonne morale est tonitruant. J'irai jusqu'à dire qu'ils exultent littéralement : punis, vous êtes punis nous crient leur componction aux interviews télévisés où ils prônent la fidélité et l'abstinence. Oh certes, il y a bien ces pauvres transfusés mais enfin les autres, ils l'ont bien un peu mérité non ?

Le souvenir le plus dur n'est pas celui qui m'a touchée de plus près. C'est celui d'un collègue, Luc, que je ne connaissais pas beaucoup. Nous nous croisions au cours de remplacements effectués dans tel ou tel quotidien. Un jour de 1985, nous étions tous deux assis sur le rebord d'un trottoir tandis que j'essayais de happer quelques filets d'air après une crise de panique particulièrement aiguë ; il m'avait vue perdre pied et m'avait jetée-poussée dehors en marmonant une quelconque excuse bidon à l'adresse du chef et nous étions là, ce gars que je connaissais si peu et moi, au bord d'un trottoir de la rue du Croissant. Il me demandait de parler et parler, de décrire minute par minute ce qui se passait dans ma tête et il a continué jusqu'à ce que je m'apaise suffisamment pour retrouver un rythme cardiaque normal. Et puis on a bavardé. Il me disait qu'il avait des crises d'angoisse lui aussi, mais pas comme moi, lui c'était au sujet de son compagnon qui était hospitalisé depuis une semaine, « en bout de course » et qu'il ne se décidait pas à aller voir parce que sa famille n'était pas au courant de son existence.

« Tu m'accompagnerais si j'y allais ? »

Alors le lendemain nous étions allés à l'hôpital. La personne du guichet nous avait indiqué la chambre et avait fait un signe de la main à la femme qui passait dans le couloir : « Ah tiens justement, voilà sa maman. Ils viennent voir votre fils madame. » Mais la femme s'était tournée vers nous en secouant la tête. Non, ne venez pas, il ne veut pas qu'on le voie dans cet état-là. Luc a dit que nous étions des amis. Non, non, que la famille, insista-t-elle. Elle ne regardait que Luc, elle disait « la famille seulement ». Alors Luc a pris une grande inspiration et a dit « Je ne suis pas un ami, je suis son ami. » Elle n'a pas bougé un cil : « Pas d'amis, que la famille. »

Nous sommes retournés devant l'ascenseur, je ne savais pas si je devais dire ou faire quelque chose, Luc était tout blanc. La femme de la réception (une infirmière ?) n'avait pas bougé la tête de ses papiers. Elle s'est levée et a interpellé la mère « Mme L., puisque vous êtes là, vous voulez bien me suivre pour remplir des papiers ? Comme ça vous serez tranquille après plutôt que je vous dérange pendant que vous êtes avec votre fils. Nous en aurons pour un quart d'heure environ. Venez dans le bureau. Et elle a ouvert la porte et lui a fait signe d'entrer. Et elle a refermé la porte en regardant Luc, go, go disait son regard. Il y a des gens formidables aussi.

J'ai dit à Luc que je l'attendais en bas pendant qu'il se précipitait à pas feutrés vers la chambre, comme un voleur. C'est pourtant à lui qu'on volait quelque chose.