1983:23 des trous dans le carnet d'adresses
Par Anna Fedorovna le mardi 5 décembre 2006, 18:41 - Mes petits cailloux - Lien permanent
L'info nous arrive en France de l'Institut Pasteur. Le virus du sida s'appelera successivement L.A.V. puis V.I.H. Ou H.O.R.R.E.U.R. Et les années qui viennent verront se creuser les trous dans nos carnets d'adresses. Oui, chez les copains homos, mais pas que. Il y a aussi Tara la junkie, Christine que son horloge biologique avait réveillée à 38 ans et qui voulait à tout prix un enfant, avec n'importe quel type levé dans un bar, et Stephie qui ne voulait s'attacher à personne, et Laura qui révisait son Kamasoutra, et les baba cools à sexualité communautaire, et... Soudain c'est l'inquiétude pour tous.
On se croyait protégés avec la pillule, les MST n'étaient pas bien fréquentes, personne de mon entourage à part justement quelques homos fréquentant assidument les saunas ne se protégeait avec les préservatifs. On entend tout et n'importe quoi sur la propagation. Les baisers, les brosses à dents, les serviettes de toilette, la vaisselle. Tout. Le plus absurde est facile à ignorer mais pour le reste ? De quoi devons-nous avoir peur ? Quelles précautions devons-nous prendre ?
Le silence est pesant. Très peu de malades le disent, encore moins de séropositifs, en tout cas pas en milieu hétéro. « Machin est malade. Tu sais... » On apprend à comprendre les points de suspension.
La sexualité sans soucis aura duré une dizaine d'années. Avant il y avait le spectre de la grossesse non désirée, après celui du sida. Le réveil des évangélistes de la bonne morale est tonitruant. J'irai jusqu'à dire qu'ils exultent littéralement : punis, vous êtes punis nous crient leur componction aux interviews télévisés où ils prônent la fidélité et l'abstinence. Oh certes, il y a bien ces pauvres transfusés mais enfin les autres, ils l'ont bien un peu mérité non ?
Le souvenir le plus dur n'est pas celui qui m'a touchée de plus près. C'est celui d'un collègue, Luc, que je ne connaissais pas beaucoup. Nous nous croisions au cours de remplacements effectués dans tel ou tel quotidien. Un jour de 1985, nous étions tous deux assis sur le rebord d'un trottoir tandis que j'essayais de happer quelques filets d'air après une crise de panique particulièrement aiguë ; il m'avait vue perdre pied et m'avait jetée-poussée dehors en marmonant une quelconque excuse bidon à l'adresse du chef et nous étions là, ce gars que je connaissais si peu et moi, au bord d'un trottoir de la rue du Croissant. Il me demandait de parler et parler, de décrire minute par minute ce qui se passait dans ma tête et il a continué jusqu'à ce que je m'apaise suffisamment pour retrouver un rythme cardiaque normal. Et puis on a bavardé. Il me disait qu'il avait des crises d'angoisse lui aussi, mais pas comme moi, lui c'était au sujet de son compagnon qui était hospitalisé depuis une semaine, « en bout de course » et qu'il ne se décidait pas à aller voir parce que sa famille n'était pas au courant de son existence.
« Tu m'accompagnerais si j'y allais ? »
Alors le lendemain nous étions allés à l'hôpital. La personne du guichet nous avait indiqué la chambre et avait fait un signe de la main à la femme qui passait dans le couloir : « Ah tiens justement, voilà sa maman. Ils viennent voir votre fils madame. » Mais la femme s'était tournée vers nous en secouant la tête. Non, ne venez pas, il ne veut pas qu'on le voie dans cet état-là. Luc a dit que nous étions des amis. Non, non, que la famille, insista-t-elle. Elle ne regardait que Luc, elle disait « la famille seulement ». Alors Luc a pris une grande inspiration et a dit « Je ne suis pas un ami, je suis son ami. » Elle n'a pas bougé un cil : « Pas d'amis, que la famille. »
Nous sommes retournés devant l'ascenseur, je ne savais pas si je devais dire ou faire quelque chose, Luc était tout blanc. La femme de la réception (une infirmière ?) n'avait pas bougé la tête de ses papiers. Elle s'est levée et a interpellé la mère « Mme L., puisque vous êtes là, vous voulez bien me suivre pour remplir des papiers ? Comme ça vous serez tranquille après plutôt que je vous dérange pendant que vous êtes avec votre fils. Nous en aurons pour un quart d'heure environ. Venez dans le bureau. Et elle a ouvert la porte et lui a fait signe d'entrer. Et elle a refermé la porte en regardant Luc, go, go disait son regard. Il y a des gens formidables aussi.
J'ai dit à Luc que je l'attendais en bas pendant qu'il se précipitait à pas feutrés vers la chambre, comme un voleur. C'est pourtant à lui qu'on volait quelque chose.
Commentaires
C'est horrible, cette histoire. Horrible.
Et c'est sans doute parce que nous (moi), les jeunes, nous n'avons pas vécu cette période de l'hécatombe, que nous minimisons le danger. A tord, ca ne fait pas de doute.
Horrible maladie.
je ne sais pas si le plus horrible c'est la maladie, ou les préjugés qu'il y avait dessus à l'époque. Le comportement de cette femme est abominable, parceque conscient... Rien que d'imaginer ça, ça me met une vilaine ptite boule dans la gorge !
Ton souvenir est mon souvenir. Nous avons tous vécu ça. Et la crainte du téléphone qui sonne pour nous annoncer la mauvaise nouvelle. PAs d'amis, que la famille, il faut cacher cette honte. Je n'ai pas de trou dans mon agenda de l'époque. J'ai aissé tous les noms. Et puis j'ai rangé l'agenda dans mon bureau.
Le seul qu'on a gagné, c'est que maintenant, quand quelqu'un a un cancer, on le dit. Ce n'est plus honteux. Le sida a pris la place du cancer au rang des maladies honteuses… :-(
On en croise effectivement parfois (des gens formidables) ; quel beau geste que celui de cette soignante qui avait tout compris et a fait que ... Quelle stupidité que cette sorte d'exclusivité dévolue à la famille ; sans parler des amours qui parce qu'elles peuvent avoir été vécues cachées se trouvent condamnées à être éloignées au moment où leur secours serait le plus grand, il est si triste que les amis qui sont ceux qui comptent se retrouvent relégués loin alors que le souffrant, s'il n'a peut-être pas envie de revoir le ban et l'arrière ban serait sans doute réconforté de voir ses plus proches, ceux qui étaient sa vie même, quand avec la famille il n'avait peut-être plus que des liens très distants.
Akynou, ce que tu dis au sujet du cancer est terriblement vrai. (le même phénomène a eu lieu pour l'immigration mais ça serait trop long et hors de propos de développer ici)
J'attendais impatiemment que tu nous raconte cette année 83 (parce que je suis née l'année là), mais au final, 1983, 2006, y'a pas grand chose qui change, et c'est bien dommage :/
J’ai de ces années-là le souvenir de l’incompréhension et de la panique de ceux qui avaient vécu la « révolution sexuelle » (les copains de mes parents)… Triste époque et sale maladie qui n’a pas fini de nous pourrir la vie :-(
Et maintenant, nous savons tous, nous comprenons mieux, et il est toujours aussi difficile de prendre soin de soi...
J'ai gardé le souvenir précis d'une une de Libération "un cancer décime la communauté gay de San Francisco". C'est resté gravé dans ma mémoire sans qu'à l'époque personne n'ai pu appréhender ce que cela impliquait. Cette année là aussi, je perdais mon frère aîné, et je me faisais violer !
Cette série de billets est magnifique, LaFée.
magnifique et touchant. dans mon carnet, il n'y a pas de trou. parce que je n'arrive pas à les effacer.
voila. c'est juste et terrifiant. no more words.
Très joli texte. Belle entrée en matière pour un blog que je découvre.
Hellgy, je suis désolée ! (rho mais à part ça la vache, tu sais que je pourrais être ta mère, donc ? tu as conscience du respect que tu me dois, dis ? ;))
Izo, bienvenue (mais tu sais, je raconte beaucoup de conneries aussi hein).
Akynou et Gilda, c'est tout à fait vrai : le sida a levé la honte du cancer, je m'étais fait cette réflexion moi aussi...
Erm... bon, vivement 69, les gens ;) (enfin vu de mes huit-neuf ans, l'année ne fut pas si érotique que pour Serge et Jane...)
La délicatesse qui est tienne à raconter l'indicible me touche au plus profond. Merci de ce témoignage. Il me rappelle tant de choses, notamment D. qui a du dire à sa famille sa maladie quand le kaposi a commencé à se remarquer...
Kozlika > oui mamaaaannn ;)
Hellgy > :-D
Be > oui, pour énormément de copains à l'époque, le coming out se faisait en même temps que l'annonce de la maladie à sa famille (ou au boulot d'ailleurs). C'était terrible. Terrible.
Bravo. Pour le témoignage de la seconde partie, très touchant. Mais aussi pour la première partie, au moment de la découverte de la maladie, les craintes les peurs, sur le mode de transmission. Et toutes ces personnes que tu as nommée et dont chacune doit nous aider à nous rappeller que de nos jours, on ne doit pas faire l'amour sans précautions. Cette idée qui nous fait associer la maladie et l'immoralité continue de nous faire du tord. Je suis sur que les victimes que tu cites sont toutes respectables. Et toutes nous diraient de prendre nos précautions maintenant que l'on connait le mode de transmission. Même si vous aimez à en mourir la personne avec qui vous faites l'amour, ne prennez pas de risques. Utilisez un préservatif. Ne pratiquez pas de sexe oral si vous avez une plaie ou une aphte.
Il y a tant de choses à faire. Eduquer, prévenir, informer, faire évoluer les esprits, vivre avec son temps pour pouvoir combattre au mieux le mal qui nous ronge et qui n'est pas la maladie, mais l'ignorance, toujours! Merci pour ce témoignage, Kozlika.
Oui, beau témoignage, qui m'a rappelé des souvenirs vécus, exactement identiques pour des amis décédés dans les années 80.
Mais si certaines choses ont changé, à la surface, le sida reste une maladie dont on ne peut pas parler ouvertement dans le milieu professionnel. Et surtout les séropositifs sont toujours victimes de discrimnations ecoeurantes quant à l'accès aux assurances et prêts bancaires. Il est encore fortement conseillé de ne pas declarer sa séropositivité (même si on est en parfaite santé, et qu'on compte bien le rester pendant les 40 prochaines années) pour obtenir un prêt immobilier ou une assurance. L'espoir aujourd'hui réside dans les nouvelles directions de la recherche, les nouvelles molécules de plus en plus efficaces et de moins en moins toxiques, qui permettent aux séropositifs d'envisager un avenir avec une relative sérénité. On arrivera à vaincre. Bientôt.
Simplement parce que je découvre un très beau Blog...Merci pour ces notes.
Eh oui, parce que nous sommes de la même génération, nous avons les mêmes tristes souvenirs liés à la même hécatombe pour reprendre le terme de RCerise, et les mêmes hommages sur nos blogues.
De me pencher sur ton passé, me fait frémir à la pensée du mien, un bien drôle de sentiment ému et inquiétant à la fois.
J'ai été très touché par ce témoignage et personnellement touché. Je me suis permis d'en faire un copié collé sur mon blog (en sitant l'auteur et le lien bien entendu). Si cela t'ennuie, fais le moi savoir.
Je n'ai rien contre le principe mais tu n'indiques ni ton blog ni quelconque mail ?
je viens de passer une bonne heure sur votre site. j'entendais parler de vous comme une Fée, (Veuve Tarquine et ses Amis) mais votre site est un diamant de pure émotion.
Je me suis replongée avec délice ce soir de mai 81 et je revois mon gamin (6 ans à l'époque) en train de coller des bandes adhésives MITTERRAND sur tous les murs de l'appart pendant qu'on sablait le champagne....
Le billet sur le vécu de ces deux jeunes hommes dont l'un est en train de mourir pendant que l'autre est exclu de toute reconnaissance par la famille m' a fait pleurer. L'an dernier, nous avons accompagné l'ami d'enfance de mon fils pour les derniers moments de son compagnon. j'ai vu toute une famille nous insulter....
j'aime aussi l'opéra
Alors à bientot
J'ai pas trouvé d'onomatopée pour décrire le bruit de la larme qui roule doucement le long de la joue et s'écrase piteusement sur le clavier. Merci (et aussi à l'infirmière).
Finalement, toute ma pitié va à la mère: faut-il MAL aimer son fils pour oser le priver de la visite de son amoureux alors qu'il est sur le point de mourir? C'est fou ce que l'amour, parfois, peut ressembler à de la haine...