1979:19 le vivifiant air de la Manche
Par Anna Fedorovna le vendredi 8 décembre 2006, 17:20 - Mes petits cailloux - Lien permanent
Tu sais quoi ? Tu zappes. 1979 c'est aussi l'année de ton bac. Souviens-toi, personne n'y croyait, t'avais rien foutu des deux années précédentes (au moins). Ah wuaiiiiis !
« Allo, Maman ? Je l'ai !
– Hein ? Mais de quoi parles-tu, tu as quoi ?
– Ben le bac !!!
– C'est pas une blague ?
– Mais non, m'man, j'te jure, je l'ai ! Bon d'accord, 201 points sur 400 et encore : parce que la prof de latin m'a remonté ma note, mais je l'ai !
– Eh ben ça alors... Bravo ma chérie ! »
Et après tu enchaînes avec la reprise des études bien plus tard, tout ça tout ça... Ah merde, non, ça c'est déjà fait. Spa malin tiens.
Printemps 1979. Mon compagnon et moi arrivons chez un de ses copains, contrôleur laitier près de Saint-Lô, qui nous invite pour un grand week-end. On sera une bonne vingtaine au moins a-t-il prévenu, ça sera l'occasion de faire connaissance avec les camarades normands, c'est chouette.
La première personne sur laquelle nous tombons en arrivant, c'est Cassandre, ma frangine, accompagnée de son mari. Mouarf, évidemment, à fréquenter le même cercle de gauchistes, on finit par se croiser même sans s'y attendre. Ça ne me dérange pas du tout, je voue un culte sans bornes à mon beau-frère, celui aux bouquins de SF et aux westerns et toujours solide comme un roc, qui assure également le poste de mon ministre de la Politique, et ma sœur est de le top du top de mes Grands Experts en tout (sauf la SF et les westerns), le Premier Ministre de mon gouvernement. Quand j'étais petite, ma grand-tante m'énervait beaucoup en me serinant que Cassandre était ma deuxième maman mais il faut bien reconnaître que ça ressemble quand même un peu à ça. Et puis je préférais quand elle disait « deuxième maman » que « demi-sœur » parce que le terme quoique exact, m'a toujours semblé placer du rabais dans la fraternité.
Mais comme je suis une grande fille de dix-huit ans passés et qu'il y a pleeeeeein de monde, je ne veux pas lui coller aux basques et m'installe pour le dîner du soir à l'autre bout de l'immense table qui rassemble les vingt-trois ou vingt-quatre joyeux convives. Forcément les conversations vont bon train, par petits groupes autour de la table. Le THE sujet en vogue dans ces années-là et dans ces milieux-là c'est : analyse ou pas analyse ? Donc, forcément, quand on perçoit qu'à l'autre bout de la table il en est question, ça recentre vers au loin là-bas vers le coin de la frangine.
« Moi j'ai pas le choix, il faudra bien que j'en fasse une », dit ma sœur dans un silence.
Ce « j'ai pas le choix » et le ton grave sur lequel il a été prononcé tarissent aussi sec les autres conversations. On attend l'inévitable question suivante, dont se charge avec bon cœur notre psy de service (comprenez celui qui a lu Wilhelm Reich et qui du haut de sa première année de psycho adopte déjà la pose-curé avec grand talent). « Pas le choix ? »
« Ah bah oui, pour digérer un inceste il n'y a pas beaucoup d'autre solution.
– Quoi, ton père a ... ? »
Je ne peux réprimer un hoquet autant de peine et de compassion que d'abasourdissement. Le père de ma sœur est le type le plus... erm... terne que je connaisse. Imaginer une seule seconde qu'il pourrait imposer quoi que ce soit à qui que ce soit m'est tout bonnement impossible. Lorsque ma mère a eu un amant et qu'elle le lui a dit, il a trouvé ça très bien ; dix ans après quand elle a été enceinte de ce même amant, il aurait été d'accord pour m'élever ; c'est elle qui avait insisté pour divorcer. Tout plutôt qu'introduire le moindre conflit, la moindre complication dans sa vie.
« Non, non, celui d'Anne. Mais c'est pareil. »
Ah oui, je me disais aussi, ça m'aurait étonné de son père. Hein ? Quoi ? Qu'est-ce qu'elle a dit ? mon papa ?
On dira ce qu'on voudra, les grands groupes c'est chouette. Tenez, imaginez que nous ayions été seules ma sœur et moi quand elle m'aurait annoncé ça. Si ça se trouve j'aurais poussé des cris, pleuré, ou je ne sais quoi d'aussi inconvenant. Tandis que là, vu que tous les regards s'étaient tournés vers moi j'ai réussi à ne rien dire. Peut-être avais-je vaguement la mâchoire pendante, une légère déroute dans les pensées, mais je n'ai rien dit. J'ai regardé mon beau-frère, il allait rigoler un bon coup ou annoncer que Cassandre avait un coup dans le nez. C'était le seul qui ne me regardait pas. Il avait les yeux tournés vers son assiette, très concentré sur son contenu. J'ai jeté un coup d'œil vers mon compagnon un peu plus loin en face de moi. Geste impuissant des épaules, gentil sourire, tiens bon. Heureusement, Dr Psy avait pris son rôle d'exorciste très au sérieux.
« Mais tu avais quel âge ?
– Dix-sept ans. »
Tant pis si je voyais bien que dans cette assemblée de gens très cools il y en avait sûrement qui se disaient que les repas ici c'était encore mieux que Détective chez le coiffeur et nous guettaient alternativement Cassandre et moi comme s'ils étaient à Roland-Garros. J'ai lâché :
« Et tu me l'apprends comme ça, ici, au milieu de tous ces gens qu'on ne connaît pas ?
– Mais enfin, tu le savais déjà !
– mais... euh... non, pas du tout !
– Mais si ! Tu croyais qu'on faisait quoi quand on disparaissait tout l'après-midi ? »
Comment ça, ce que je croyais ? Je ne sais pas moi, ce que je croyais à cinq ans : des problèmes de trains qui se croisent vachement compliqués plus que pour moi, aller acheter des livres de classe de Terminale, aller manger des strudels chez les goys de Goldenberg en cachette, ou à la Comédie-Française pour des pièces que j'étais trop petite ? Qu'est-ce que j'en sais moi de ce que font les grandes sœurs avec mon papa ?
Comme Dr Psy devait avoir besoin de matière pour son futur mémoire, il a continué ses questions. Donc comme ça j'ai appris aussi (oups pardon, je le savais sûrement déjà) que ma mère et ma sœur avaient fait une tentative de suicide à peu près en même temps, que mon père se baladait avec un flingue dans sa boîte à gants en caressant les mêmes idées – ou plutôt en prétendant le faire, à ce qu'expliqua Cassandre – et plein d'autres trucs vraiment intéressants pour le corpus de Dr Psy. Ça nous a bien tenu tout le week-end tiens, cette affaire. Mais mon compagnon et moi on a dû rentrer quand même plus tôt que prévu parce qu'il s'est souvenu qu'il avait un truc super important à faire à Paris.
C'est inquiétant quand même, j'ai vraiment une mémoire de poisson rouge.
1979, c'est l'année où j'ai eu mon bac. Un vrai miracle, personne n'y croyait, ça faisait des années que je ne foutais plus rien au bahut. Ma mère n'en revenait pas quand je lui ai téléphoné. Le soir elle m'avait fait un soufflé au poisson, j'adore ça et elle les fait super bien.
Commentaires
Ça, pour être soufflé...
Kozlika, qu'est-ce qui te fait parler aussi légèrement de choses aussi graves? Ce n'est pas le Dr Psy qui interroge, mais un lecteur de blog interloqué.
Euh Hervé ? T'as fait Psy seconde langue pour poser des questions aussi légères sur un sujet aussi léger ?
Hervé > D'abord, elle n'en parle pas légèrement, elle en parle bien. Et puis c'est quand même plus intéressant que tous ces blogs qui parlent de choses légères avec tant de gravité, non ?
Eh bein ça calme!
Ben dis donc. C'est le moment ou jamais de placer le mot "résilience"!
Un homme aime une femme qui a une fille. Cette femme aime tant cet homme qu'elle désire avoir avec lui un autre enfant. Alors que la fille aînée est devenue adolescente, l'homme noue avec elle une relation amoureuse. La mère souffre, la fille aussi. Il y a du drame, on veut en mourir (personne ne meurt cependant). Un jour la soeur cadette apprend cette part obscure de l'histoire de sa famille, de la bouche de son aînée, lors d'un repas de groupe. La soeur aînée attire par son récit l'attention de tous les convives. La cadette reste soufflée, saisie, sans voix.
Interloqué, le lecteur l'est aussi en lisant cette histoire. Comme Hervé.
Parce que la soeur cadette raconte "ça" avec une telle distance qu'elle semble en avoir guéri, de cette blessure-là (la vache, comment elle a fait, comment on aurait fait, nous, avec cette histoire)
Parce qu'on voudrait comprendre pourquoi la soeur aînée a déballé ce morceau comme ça : est-ce que ce n'est pas inquiétant d'être si peu attentive à sa petite soeur (et est-ce que je serai capable de faire une telle saloperie à petit-dernier, par omission, par histrionisme, par négligence?)
Parce qu'on se demande que penser du père (même si dans les livres on a déjà entendu des histoires comme ça, et même Woody Allen) : quelle mouche l'a piqué, c'est quand même étrange qu'un homme aime une femme et sa fille, est-ce que c'était juste un coup de folie ou une vraie histoire d'amour...
Et plein d'autres questions, encore.
Je voudrais dire à Hervé que ce qui te fait parler légèrement de choses aussi graves, c'est que c'est ta vie, que tu n'en as pas de rechange, que puisque les choses se sont passé comme ça, c'est comme ça qu'il a fallu les avaler, mâcher la couleuvre morceau après morceau, jusqu'à la rendre digeste, jusqu'à la transformer en lettres et en mots, en un objet que l'on regarde à distance. On appelle ça un récit. Et maintenant, nous aussi, on peut le raconter.
C'est l'histoire d'une fille qui était restée sans voix et qui s'est remise à parler.
Ben c'est pas triste les repas entre "gauchos", hein ! Comme tu as du avoir du chagrin, petite Koz, ça doit être dur, des moments pareils! Quel manque de délicatesse ! (le mot est faible)
Très joli, l'éclairage de Samantdi.
Je ne savais pas que dans un tel cas où le père n'est pas le papa (1), on parlait également d'inceste. Je sais qu'on l'a fait au sujet de Woody Allen mais je croyais que c'était pour faire du titre accrocheur.
Ca n'empêche pas le choc que ça doit être d'apprendre d'un seul coup tout un tel lot, si l'on ne se doutait de rien. Comme je suis la reine de ne se douter de rien, et que j'ai croisé pas mal de drames (mais dans d'autres styles), je n'ai pas grand effort d'imagination à faire (hélas).
Dans bien des cas, ce qui tue n'est pas tant l'information en elle-même que la chute qu'on fait en l'apprenant quand on ne s'y attendait pas (du tout), typiquement quand la personne qui nous l'assène est persuadée ou préfère croire qu'on le savait bien déjà au moins un beaucoup peu.
A part ça, comme tu le racontes en distance, ça me venait de l'humour noir, mais l'éclairage très sensible de Samantdi m'en a ôté l'envie. Merci Samantdi.
(1) je veux dire n'est pas le père biologique
Ce n'est pas cool ton histoire, mais au moins tu sais.
Merci Samantdi, d'effacer avec autant de douceur les points d'interrogation.
oui parfois il faut prendre une réelle distance avec soi-même pour pouvoir raconter la douleur sans mourir de le dire. Dans quelle terrible solitude vous avez dû vous trouver ce soir là. En vous lisant petit à petit, je prends la dimension de ce que vous avez dû surmonter pour en arriver à tant d'humanité.
Je voudrais dire à Hervé que ce qui te fait parler légèrement de choses aussi graves, c'est que c'est ta vie, que tu n'en as pas de rechange, que puisque les choses se sont passées comme ça, c'est comme ça qu'il a fallu les avaler, mâcher la couleuvre morceau après morceau, jusqu'à la rendre digeste, jusqu'à la transformer en lettres et en mots, en un objet que l'on regarde à distance. On appelle ça un récit. Et maintenant, nous aussi, on peut le raconter.
C'est exactement ce que je voulais dire, en beaucoup mieux.
Je crois qu'Hervé posait une vraie question, un vrai comment. En tous cas, je n'ai pas entendu son "comment peux-tu?" comme un "t'es dingue de faire une chose pareille." Il me semble qu'il y avait surprise et effroi à part égale, autant de "cela arrive vraiment" que de "mais comment on fait alors, après?". J'entend aussi un fond de colère dans la réponse de notre chieur préféré et de Franck. Est-ce que c'est parce qu'il est difficile d'être homme quand on entend parler d'inceste ou d'abus? (C'est aussi une vraie question!) En tous cas, chaque fois (c'est rare)que j'évoque à la maison une histoire professionnelle qui a trait à cela, c'est le premier sentiment que je sens chez mon conjoint. Je pense qu'il y a un lien entre la faille et le besoin d'écrire. Mais je suis sidérée de la récurrences d'histoire semblablement exténuantes à vivre. Sidérée, peinée, et curieusement fière de l'être humain quand je vois ce que -entre autres-Kozlika, Samantdi, Mr Ka, arrivent à en faire.
Gilda : l'inceste n'est pas si clairement défini. Ou plutôt il a des définitions multiples. L'acceptation la plus courante, c'est entre personne d'une même famille. MAis quand on parle du tabou de l'inceste fondateur de civilisation, les contours varient d'une civilisation l'autre. Dans certaines sociétés on va considérer incestueux les rapports entre une fille et son oncle maternel, et pas avec son père… L'inceste, en fait, c'est la relation interdite, quelle qu'elle soit. L'interdit ultime…
Et le beau-père est aussi interdit que le père puisque c'est l'homme de sa mère…
Pour le récit, je suis sidérée, au sens le plus littéral. Ça me renvoie à trop de choses…
Anita > Non, non, tu te trompes, aucune colère en surface ni au fond. C'est maintenant que je suis juste un peu jaloux, parce que Samantdi a fait la réponse parfaite à la question d'Hervé, celle que j'aurais aimé écrire si j'avais eu des neurones.
Il existe en nous tant de douleurs… De non dits… Beaucoup n'ont jamais eu le courage d'extirper cela… Je ne demande si la psychanalyse n'y est pour beaucoup dans cette révélation publique… Mais ce récit possède en lui une énorme grandeur d'âme… Chapeau bas Kozlika !
Koz, avais-tu idée des territoires que tu irais explorer, quand tu as commencé ton compte à rebours ?
Merci à Samantdi la Lumineuse.
Non, Bladsurb, je n'avais dans l'idée que de semer de petits cailloux plaisants, roses et sautillants, un calendrier de l'avent à ma façon, et puis les pas à reculons m'ont un peu entraînée ailleurs.
Ils sont moins pimpants que prévu mais ils restent cependant ce qu'ils sont, seulement des petits cailloux que je ramasse parmi d'autres sur le chemin de retour. Je pourrai refaire le chemin inverse et raconter d'autres choses pour chaque année, plus tristes ou plus gaies, plus extimes ou intimes.
Je n'entreprends pas de travail analytique avec ces billets, je les écris sans m'y préparer, chacun en moins d'une demi-heure, deux maxi (celui-ci), et surtout sans chercher à en « faire le tour » (ils sont tous assez elliptiques finalement). Pas même celui-là puisqu'il faudrait encore creuser le sillon des mois et années suivantes, de ma stupide recherche de La Vérité en essayant d'en parler avec les trois protagonistes, la découverte que cette Vérité est un leurre, qu'elle ne peut être unique : trois personnes, trois versions très différentes, non sur les faits mais sur les circonstances, les âges, la durée, les lieux et bien sûr le kicékakommencé. Il n'y a qu'eux pour croire que les deux autres mentent sciemment, je suis moi persuadée que c'est leur vérité à chacun.
A un moment, j'ai vraiment eu envie d'avoir une Kalachnikov, de les coller contre un mur et de leur hurler Mettez-vous d'accord sur n'importe quelle version mais qu'au moins ce soit la même, pas ce truc qui me donne l'impression d'être une balle de squash. Et puis j'ai lâché prise et j'ai mis à distance comme le dit si bien Samantdi.
C'est ça que m'a permis l'analyse Obni, et du coup c'est un peu plus facile d'en parler/écrire parce que ça n'est que de l'humain 100%, la vie qu'on tire et qu'on pousse.
Rha crotte, ça me reprend, j'étais pas partie pour redémarrer là-dessus...
Bon bref.
Quant à la résilience, Alice, le plus beau témoignage que j'en connaisse c'est ici, et puis là.
Je t'embrasse.
Bonsoir Kozlika, on ne se connaît pas, enfin moi je te connais, et toi tu ne me connais pas, mais ces préséances n'ont pas trop lieu, j'espère, dans ce monde à part. Donc je t'embrasse, à distance. Chr.