Tu sais quoi ? Tu zappes. 1979 c'est aussi l'année de ton bac. Souviens-toi, personne n'y croyait, t'avais rien foutu des deux années précédentes (au moins). Ah wuaiiiiis !
« Allo, Maman ? Je l'ai !
– Hein ? Mais de quoi parles-tu, tu as quoi ?
– Ben le bac !!!
– C'est pas une blague ?
– Mais non, m'man, j'te jure, je l'ai ! Bon d'accord, 201 points sur 400 et encore : parce que la prof de latin m'a remonté ma note, mais je l'ai !
– Eh ben ça alors... Bravo ma chérie ! »

Et après tu enchaînes avec la reprise des études bien plus tard, tout ça tout ça... Ah merde, non, ça c'est déjà fait. Spa malin tiens.

Printemps 1979. Mon compagnon et moi arrivons chez un de ses copains, contrôleur laitier près de Saint-Lô, qui nous invite pour un grand week-end. On sera une bonne vingtaine au moins a-t-il prévenu, ça sera l'occasion de faire connaissance avec les camarades normands, c'est chouette.

La première personne sur laquelle nous tombons en arrivant, c'est Cassandre, ma frangine, accompagnée de son mari. Mouarf, évidemment, à fréquenter le même cercle de gauchistes, on finit par se croiser même sans s'y attendre. Ça ne me dérange pas du tout, je voue un culte sans bornes à mon beau-frère, celui aux bouquins de SF et aux westerns et toujours solide comme un roc, qui assure également le poste de mon ministre de la Politique, et ma sœur est de le top du top de mes Grands Experts en tout (sauf la SF et les westerns), le Premier Ministre de mon gouvernement. Quand j'étais petite, ma grand-tante m'énervait beaucoup en me serinant que Cassandre était ma deuxième maman mais il faut bien reconnaître que ça ressemble quand même un peu à ça. Et puis je préférais quand elle disait « deuxième maman » que « demi-sœur » parce que le terme quoique exact, m'a toujours semblé placer du rabais dans la fraternité.

Mais comme je suis une grande fille de dix-huit ans passés et qu'il y a pleeeeeein de monde, je ne veux pas lui coller aux basques et m'installe pour le dîner du soir à l'autre bout de l'immense table qui rassemble les vingt-trois ou vingt-quatre joyeux convives. Forcément les conversations vont bon train, par petits groupes autour de la table. Le THE sujet en vogue dans ces années-là et dans ces milieux-là c'est : analyse ou pas analyse ? Donc, forcément, quand on perçoit qu'à l'autre bout de la table il en est question, ça recentre vers au loin là-bas vers le coin de la frangine.

« Moi j'ai pas le choix, il faudra bien que j'en fasse une », dit ma sœur dans un silence.

Ce « j'ai pas le choix » et le ton grave sur lequel il a été prononcé tarissent aussi sec les autres conversations. On attend l'inévitable question suivante, dont se charge avec bon cœur notre psy de service (comprenez celui qui a lu Wilhelm Reich et qui du haut de sa première année de psycho adopte déjà la pose-curé avec grand talent). « Pas le choix ? »

« Ah bah oui, pour digérer un inceste il n'y a pas beaucoup d'autre solution.
– Quoi, ton père a ... ? »

Je ne peux réprimer un hoquet autant de peine et de compassion que d'abasourdissement. Le père de ma sœur est le type le plus... erm... terne que je connaisse. Imaginer une seule seconde qu'il pourrait imposer quoi que ce soit à qui que ce soit m'est tout bonnement impossible. Lorsque ma mère a eu un amant et qu'elle le lui a dit, il a trouvé ça très bien ; dix ans après quand elle a été enceinte de ce même amant, il aurait été d'accord pour m'élever ; c'est elle qui avait insisté pour divorcer. Tout plutôt qu'introduire le moindre conflit, la moindre complication dans sa vie.

« Non, non, celui d'Anne. Mais c'est pareil. »

Ah oui, je me disais aussi, ça m'aurait étonné de son père. Hein ? Quoi ? Qu'est-ce qu'elle a dit ? mon papa ?

On dira ce qu'on voudra, les grands groupes c'est chouette. Tenez, imaginez que nous ayions été seules ma sœur et moi quand elle m'aurait annoncé ça. Si ça se trouve j'aurais poussé des cris, pleuré, ou je ne sais quoi d'aussi inconvenant. Tandis que là, vu que tous les regards s'étaient tournés vers moi j'ai réussi à ne rien dire. Peut-être avais-je vaguement la mâchoire pendante, une légère déroute dans les pensées, mais je n'ai rien dit. J'ai regardé mon beau-frère, il allait rigoler un bon coup ou annoncer que Cassandre avait un coup dans le nez. C'était le seul qui ne me regardait pas. Il avait les yeux tournés vers son assiette, très concentré sur son contenu. J'ai jeté un coup d'œil vers mon compagnon un peu plus loin en face de moi. Geste impuissant des épaules, gentil sourire, tiens bon. Heureusement, Dr Psy avait pris son rôle d'exorciste très au sérieux.

« Mais tu avais quel âge ?
– Dix-sept ans. »

Tant pis si je voyais bien que dans cette assemblée de gens très cools il y en avait sûrement qui se disaient que les repas ici c'était encore mieux que Détective chez le coiffeur et nous guettaient alternativement Cassandre et moi comme s'ils étaient à Roland-Garros. J'ai lâché :

« Et tu me l'apprends comme ça, ici, au milieu de tous ces gens qu'on ne connaît pas ?
– Mais enfin, tu le savais déjà !
– mais... euh... non, pas du tout !
– Mais si ! Tu croyais qu'on faisait quoi quand on disparaissait tout l'après-midi ? »

Comment ça, ce que je croyais ? Je ne sais pas moi, ce que je croyais à cinq ans : des problèmes de trains qui se croisent vachement compliqués plus que pour moi, aller acheter des livres de classe de Terminale, aller manger des strudels chez les goys de Goldenberg en cachette, ou à la Comédie-Française pour des pièces que j'étais trop petite ? Qu'est-ce que j'en sais moi de ce que font les grandes sœurs avec mon papa ?

Comme Dr Psy devait avoir besoin de matière pour son futur mémoire, il a continué ses questions. Donc comme ça j'ai appris aussi (oups pardon, je le savais sûrement déjà) que ma mère et ma sœur avaient fait une tentative de suicide à peu près en même temps, que mon père se baladait avec un flingue dans sa boîte à gants en caressant les mêmes idées – ou plutôt en prétendant le faire, à ce qu'expliqua Cassandre – et plein d'autres trucs vraiment intéressants pour le corpus de Dr Psy. Ça nous a bien tenu tout le week-end tiens, cette affaire. Mais mon compagnon et moi on a dû rentrer quand même plus tôt que prévu parce qu'il s'est souvenu qu'il avait un truc super important à faire à Paris.

C'est inquiétant quand même, j'ai vraiment une mémoire de poisson rouge.

1979, c'est l'année où j'ai eu mon bac. Un vrai miracle, personne n'y croyait, ça faisait des années que je ne foutais plus rien au bahut. Ma mère n'en revenait pas quand je lui ai téléphoné. Le soir elle m'avait fait un soufflé au poisson, j'adore ça et elle les fait super bien.