Quelque part en 1975, mais me souviens plus quand exactement. Rha les salauds, ils ont collé Claire en prison ! Oui, non, d'accord, en pension, mais c'est tout pareil. Claire a fugué une paire de semaines, un tout petit voyage de rien du tout à Amsterdam avec un situationniste barbu, et à son retour ses parents l'ont envoyée loin très loin dans les Alpes-Maritimes. Heureusement ils n'interdisent pas le courrier, mais qui sait s'ils nous lisent ? Soyons prudentes.

Elle dit qu'elle ne risque pas de faire le mur (et je vois bien que c'est vrai, pas pour si on intercepte nos lettres) parce qu'une fois de l'autre côté il n'y aurait rien de plus. Elle est dans le trou du cul du monde et là-bas il n'y a rien, mais alors rien de rien qui rend la vie intéressante. Et les gens sont tous des cons, très très cons. Ses lettres sont désespérées et colériques. A la réflexion peut-être plus colériques que désespérées, mais c'est bien normal, on a toujours raison de se révolter.

En fait quand elle est partie elle ne m'avait pas prévenue. Au début, j'étais vexée, j'ai cru que c'est parce qu'elle n'avait pas confiance en moi, mais après elle m'a expliqué que c'était pour qu'«ils» ne puissent pas me faire parler. Je me demande s'ils seraient allés jusqu'à la torture ? Non, je crois pas quand même, mais sait-on jamais, les réacs c'est des fois prêts à tout pour nous empêcher de vivre. Enfin, je sais pas trop, en même temps. Je ne sais pas si je peux dire à Claire que quand elle était partie, sa mère m'a téléphoné presque tous les jours et qu'elle me faisait de la peine. Elle avait l'air vraiment inquiète, vous voyez, je crois qu'elle était vraiment inquiète, pas seulement pour des histoires de bonne morale, juste savoir si sa petite fille allait bien. Elle me disait que je savais sûrement où Claire était vu qu'on était meilleures amies et qu'elle ne me demandait pas de lui dire où, mais de lui dire de revenir. Et puis aussi elle me demandait de lui parler de Claire, de lui expliquer pourquoi elle était partie, ce qui n'allait pas dans la famille qui faisait qu'elle préférait partir loin plutôt que leur parler. Et moi j'étais bien embêtée avec tout ça, j'aurais voulu ne pas me sentir malheureuse pour elle, j'aurais voulu lui dire aussi pourquoi Claire était partie, mais il aurait fallu que je sache vraiment pour pouvoir expliquer. Je lui ai dit « Elle disait que c'était invivable chez vous. Et que c'était insupportable. » « Mais quoi ? quoi exactement ? » et je répondais « Je ne sais pas en fait, je ne sais pas. C'est tout qui est insupportable je crois. Vous êtes trop sévères, trop autoritaires, enfin elle peut pas respirer quoi. »

Alors après sa mère elle faisait un genre de négociation avec moi, elle argumentait, m'expliquait que non, c'est pas du tout comme ça, tu le sais bien Anne, non ?, me demandait encore des pourquoi et des comment. Elle disait que Situ-Barbu était un sale type, et là je ne pouvais pas lui donner tort, je ne l'aimais pas ce mec. Mais Claire c'était mon amie alors je ne savais pas si je devais du coup le défendre ou dire à Maman-de-Claire que j'étais bien d'accord avec elle.

Et quand elle est rentrée ils l'ont jetée en prison en pension. J'étais malheureuse sans elle, malheureuse pour elle. Mais en même temps je l'enviais. Son exil faisait d'elle une héroïne, une martyre, et moi je restais bêtement chez Maman, on ne s'engueulait pratiquement jamais. Vous imaginez la tuile que c'est ? Rien, pas une prise pour partir en claquant la porte, si je râlais on discutait, on parlait et à la fin on se mettait d'accord. En plus elle était souvent malheureuse à cause de Papa alors je n'allais pas en rajouter une couche. Et puis elle se serait retrouvée toute seule. Tandis que là c'était toujours maison ouverte chez moi, je pouvais débarquer avec qui je voulais, elle était toujours d'accord, et d'accord aussi pour que des copains viennent dormir à la maison et d'accord pour qu'on emmène Claire en vacances, et d'accord pour emmener toute la bande en week-end à la campagne. Tout ce qu'elle me demandait c'était de ne pas la laisser en dehors, je pouvais faire à peu près tout ce que je voulais pourvu que ce soit avec elle ou au moins que je lui raconte tout. Et comme elle était super sympa, tous mes copains l'aimaient bien.

Moi, j'aurais tant voulu qu'elle se fâche sur des trucs de réacs, qu'elle m'interdise d'aller à une manif, qu'elle m'interdise de voir tel ou tel copain. J'aurais tant voulu pouvoir me mettre en colère.

Plus tard, une chanson d'Anne Sylvestre disait :

Merci ô merci, de n'avoir jamais rien compris,
De m'avoir laissée libre.
Merci ô merci, de n'avoir jamais rien compris,
De m'avoir laissée libre, libre, libre
D'arriver jusqu'ici.