(Feuilleton à suivre (ou pas) dont les deux premiers épisodes furent publiés ici et .)

Il commença alors son récit.

« Je m'appelle Alberghi. Angelo Alberghi (bravo, vous n'avez pas éclaté de rire en entendant mon prénom...). J'ai traversé une bonne partie du pays avant d'arriver ici. Je viens du Massachusetts.

« J'ai commencé à travailler pour le père de Lucy il y a quinze ans, j'avais dix-sept ans. Il fait des affaires dans... l'import-export. Sa fille, c'est son trésor, la perle de sa vie. Il craignait que des concurrents peu scrupuleux s'en prennent à elle alors quand elle a commencé à aller à l'école il a voulu quelqu'un pour l'accompagner et la raccompagner. Mon oncle, qui travaillait pour lui mais a disparu dans un malheureux accident depuis, m'a recommandé auprès de lui et c'est comme ça que je suis entré dans la vie de ma petite Lucy. Mon gabarit rassurait son papa.

« Je ne sais pas si je faisais peur à d'éventuels agresseurs. La môme en tout cas n'a jamais eu peur de moi, ni gamine ni plus tard. Elle ne m'a jamais pris pour le yeti. Quand elle est entrée à l'école, tout naturellement je restais avec elle pour faire ses devoirs, sa maman n'était pas très disponible au début, et après elle est partie on ne l'a plus jamais revue.

« On a appris à lire ensemble Lucy et moi. C'était notre secret, je n'avais dit à personne que je ne savais pas lire. On peut dire que j'ai refait l'école avec elle. Et plus sérieusement que la première fois ce coup-là. Si je voulais pouvoir l'aider il fallait bien que je comprenne ce qu'on lui demandait. On était souvent tous les deux des heures entières alors forcément on s'est rapprochés. Son père aurait pu arrêter de me payer quand il voulait, j'aurais donné ma vie pour cette gosse, quoi qu'il arrive. Quand elle a commencé à grandir, sur le coup ça ne m'a pas frappé, je n'ai pas vu qu'elle devenait une jeune fille, une vraie avec des idées de jeune fille. Et puis c'était la fille du patron quoi. Même s'il ne s'en occupait pas beaucoup, c'était quand même son père, le gars qui me payait pour veiller sur elle.

« Elle a commencé à sortir avec des garçons. Elle les choisissait bien imbuvables, bien tête-à-claques, et moi je trouvais qu'ils ne lui arrivaient pas à la cheville, mais ça ne me regardait pas, je pouvais juste me désoler d'un gâchis pareil. D'ailleurs son père finissait toujours par lui interdire de les revoir et bizarrement cette tête de pioche qu'elle était obtempérait aussitôt. Et puis un jour, j'ai pas pu m'en empêcher, je lui ai demandé ce qu'elle leur trouvait à tous ces imbéciles. « C'est pour faire enrager ton père, dis, Lucy ? Tu veux le rendre maboule ? » Elle a éclaté de rire et elle m'a répondu, un peu exaspérée : « Mais espèce d'idiot, ce n'est pas mon père que j'essaie de rendre maboule, c'est toi ! »

« Le ciel m'est tombé sur la tête. J'ai dû rester la bouche ouverte, l'air aussi fûté qu'un poisson hors de l'eau. A l'intérieur je tremblais comme une feuille et j'aurais voulu ne pas l'avoir entendue. Des cadeaux comme ça on les regarde dans la vitrine en sachant qu'ils ne sont pas pour vous, alors vous préférez ne même pas imaginer que vous pourriez en avoir envie, vous comprenez ?

« Il lui a fallu des semaines pour me convaincre que c'était possible. Il m'a fallu des semaines pour me convaincre qu'elle n'allait pas me déclarer que tout cela était une vaste plaisanterie à mes dépends. Pas que j'avais pas confiance en elle. C'était plutôt de mon côté que ça manquait. Et après ça a été comme un rêve éveillé.

« Mais les rêves, on s'en réveille. Et mon patron a flairé quelque chose. C'est comme ça qu'il réussit en affaires, il a un sixième sens pour deviner ce qui se passe autour de lui, surtout quand c'est dans son dos. Je savais qu'on jouait avec le feu, j'aurais pas dû me laisser embarquer mais c'était trop merveilleux, j'ai laissé mon bon sens partir en quenouille.

« Le patron n'avait quand même pas tout à fait tout compris. Il a cru que sa fille le mettait encore au défi. Je le comprends hein, en un sens c'était tant mieux pour la petite. Il n'a pas imaginé qu'elle pouvait sincèrement tenir à un chimpanzé dans mon genre. Alors elle a pas trop pris. L'engueulade habituelle et le veto paternel.

« Mais Lucy n'a pas fait comme les autres fois. Elle n'a pas renoncé. Elle lui a dit qu'on allait se marier. C'est là que ça a commencé à vraiment mal tourner.

« Je crois qu'il faut que je vous dise le nom de son papa avant de continuer. »

Je me levai de mon fauteuil et m'emparai du bloc-notes posé près de la machine à écrire derrière Alberghi.

« Très bonne idée. Comment s'appelle ce papa poule ?

– Eh bien... Enrico Achetoni. »

Le carnet m'échappa des mains.

(A suivre)