(Si vous avez raté le début, il est temps de lire les épisode 1, épisode 2 et épisode 3.)

Le juron qui m'échappa tandis que je me penchais pour ramasser le bloc-notes fit se retourner Angelo.

« C'est rien, le rassurai-je, ma main gauche qui me joue des tours depuis une blessure. Un « n » ou deux à Achetoni ?

– Un seul.

– OK. De quelle ville exactement au Massachusetts ?

– Boston.

– Très bien. Poursuivez votre récit. Vous disiez que les ennuis ont commencé quand Papa a découvert le pot aux roses. C'est bizarre qu'il ait parlé d'abord à sa fille, après tout vous étiez son employé, on pourrait imaginer qu'il aurait commencé par vous fiche à la porte ?

– C'est-à-dire que comme je vous disais, il n'a pas vraiment cru qu'il y avait quelque chose entre Lucy et moi, seulement que sa fille le faisait tourner en bourrique. J'étais dans la pièce à côté quand il lui a parlé, comme d'habitude, et il se fichait bien que j'entende puisqu'il ne prenait pas ça au sérieux. Il voulait simplement qu'elle arrête de le faire marcher. Dès qu'elle lui a dit qu'on était fiancés, j'ai compris qu'il ne fallait pas rester dans les parages et j'ai filé. Dans mon idée on se serait enfuis secrètement et on serait allés se marier en Europe, loin de Boston. Mais c'était sans compter d'une part sur la tête de mule de Lucy et d'autre part sur sa méconnaissance des "affaires" de son père.

- Hum... je vois. Quand vous disiez "import-export", vous parliez d'un genre un peu particulier...

– Voilà.

- Moué, vous êtes peut-être moins bête que vous n'en avez l'air mais vous n'êtes pas très malin non plus d'aller vous frotter aux jeunes filles de bonne famille de l'"import-export" hein... Ne me dites pas que vous fricotiez avec ces Italiens qui sont passés sur la chaise il y a six ans pendant que vous y étiez ?

– Non non, on n'a jamais fait d'affaires avec eux. D'ailleurs je ne sais pas où ils sont allés chercher que ces gars-là avaient quelque chose à voir dans le braquage, j'avais jamais entendu parler d'eux avant.

– La politique c'est parfois plus risqué que l'import-export... Mais revenons à votre histoire. Vous êtes donc parti de chez votre belle et... ?

- J'ai filé chez moi prendre quelques affaires. Je voulais m'éloigner le temps de savoir dans quel état d'esprit était le patron et si je pouvais rattraper le coup en prétendant que Lucy avait en effet tout inventé pour agacer son père et retrouver ma place puis organiser notre fuite. Je me disais qu'il était temps aussi d'expliquer à Lucy que son papa ne vendait pas que des jambons de Parme...

« J'avais été trop optimiste sur l'aveuglement d'un père vis-à-vis de sa fille. Je n'avais pas atteint mon appartement depuis cinq minutes que Bart et Al, deux hommes de son équipe rapprochée, étaient à la porte de chez moi. De bonnes brutes, avec lesquelles je m'entendais plutôt bien parce qu'on est du même village piémontais mais qui n'étaient pas là pour taper un poker. Le boss avait demandé ma peau, je l'ai compris à la tête qu'ils faisaient quand j'ai ouvert la porte. J'ai essayé de les convaincre que Lucy avait raconté n'importe quoi, qu'elle l'avouerait bientôt à son père et qu'à ce moment-là il serait content que je reprenne mon poste. Ça ils étaient bien convaincus que Lucy racontait des salades mais encore plus convaincus que le patron ne leur pardonnerait pas d'avoir désobéi. Alors je leur ai proposé de disparaître à l'autre bout du pays, qu'ils n'entendraient plus jamais parler de moi, que de toutes façons je n'avais aucun intérêt à faire savoir que j'étais vivant ni au père ni à la fille qui s'était servie de moi pour baratiner son paternel.

« Ils ont fini par se laisser convaincre. Je crois que pour une fois mon physique avantageux m'a bien servi. Ils m'ont mis dans un train et sont rentrés annoncer au patron qu'ils m'avaient collé sous les rails et non pas dans le wagon. Et Achetoni a pu annoncer à sa fille le terrible accident dont j'avais été victime et l'envoyer se reposer à la mer, à Cape Cod. »

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Il fit glisser une photo vers moi.

« Elle est dans cette maison. Je ne peux pas y aller, c'est trop risqué pour elle et pour moi. Accepteriez-vous de vous y rendre et de lui transmettre un message de ma part ?

– Mmmm, ça me semble très risqué compte tenu de ce que vous m'avez raconté. Et puis il faudrait qu'elle me croie.

- Elle vous croira, je vous dirai quoi lui dire. Des choses que seuls elle et moi pouvons savoir. Et pour les risques, je suis sûr que vous pouvez trouver un moyen de prendre contact avec elle discrètement et j'ai de quoi payer vous savez. Je n'ai pratiquement jamais rien dépensé de ma paie depuis toutes ces années. Pour en faire quoi ? »

Il sortit d'une autre poche une impressionnante liasse de billets qu'il déposa sur mon bureau. Eh bien, même petit gradé dans les affaires on ramassait une jolie mise ma foi !

« Ça pourrait se faire. Vous m'êtes sympathique... et honnêtement j'ai besoin d'argent. Ça serait quoi le message ?

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Il plaça la deuxième photo sur mon bureau.

– Qu'elle peut me retrouver là, à Greenville dans le Maine, dès qu'elle pourra s'enfuir. Montrez-lui la photo, elle saura que vous ne mentez pas. On a souvent rêvé nous établir là-bas, au milieu des épicéas. Elle vous dira aussi sous quel nom je dois nous inscrire à l'hôtel Blair Hill Inn, comme ça je serai sûr que vous lui avez transmis mon message. Elle a peut-être compris toute seule que mon accident tombait avec une coïncidence troublante et commencé à envisager les activités de son père en additionnant deux et deux. Et sinon vous le lui expliquerez.

_ Ça me va. Je pars demain. »

J'hésitai quelques secondes. Puis je partageai le paquet de billets en deux.

« Gardez l'autre moitié. Vous me l'enverrez quand vous aurez retrouvé votre fiancée. »

Il se leva et me tendit une poignée de main ferme :

« Entendu. Merci. Merci beaucoup. Je reste dans les parages. Téléphonez dans ce bar (il me donna un nom et un numéro de téléphone) et transmettez-moi le message de Lucy dès que vous aurez pu la voir. »

Je le raccompagnai jusqu'à la porte.

« Merci, merci », prononça-t-il encore la gorge nouée avant de sortir.

Je me tournai vers Christiane : « Réservez-nous une chambre pour Mr. and Mrs. Hopper. Nous partons demain pour Cape Cod.

« Cape Cod ? Mais c'est à deux mille kilomètres au moins !

– Deux mille trois cents. Et ne vous inquiétez pas pour les frais, on vient de faire une jolie rentrée d'argent. »

Ça ne suffirait pas à couvrir toutes les dettes mais je pourrais au moins payer ma secrétaire. Au moins si je devais fermer la boutique ça serait proprement. Je l'abandonnai à son sourire extasié et retournai m'assoir derrière mon bureau, fis basculer le dossier du fauteuil et tapotai des doigts sur le sous-main en contemplant successivement les deux photos - il avait rempoché celle de sa dulcinée - et la pile de billets verts.

Je restai ainsi un bon moment puis je décrochai mon téléphone et composai le numéro de téléphone de mon frère.

« C'est moi. Ton petit frère bien aimé. J'ai reçu ta lettre.

– Et ?

– Je peux passer ce soir ? Ça marche toujours bien tes affaires ? Je crois que je pourrais te donner un coup de pouce avec ton associé.

– Ah ! Enfin ! Oui oui, passe donc ce soir, je t'attendrai à la maison. »

Je raccrochai et contemplai mon reflet dans la fenêtre en face de mon bureau. Qu'allais-je dire à mon frère ce soir ? Je n'en savais encore rien à vrai dire. La peste soit de mes atermoiements.

(A suivre, sans doute.)

Photo Antoine, participation aux soldes des Dytpiques, saison 3, chez Akynou.