En 1962, ma grand-mère maternelle meurt d'un cancer du sein. Avant de disparaître elle voudra mettre en ordre quelques affaires et téléphonera à la femme de mon père pour lui apprendre mon existence et ouvrir involontairement ainsi une plaie qui ne se refermera jamais.

C'était mon seul grand-parent vivant. Ma mère n'ayant ni frères ni sœurs et mon père effectuant une séparation étanche entre sa vie légitime et nous, ma famille tout entière se résume aux trois habitantes de notre petit studio.

Un cancer du sein.

C'est la semaine « 1962 » des Petits cailloux et ricochets que la gynécologue me prescrit une mammographie et échographie accompagnée du dessin aux trois tétons. Angoisse, vertige. La peur de mourir avec laquelle je bataille depuis tant d'années n'a jamais été exempte d'irrationnalité, c'est le moins qu'on puisse dire, mais pour la première fois elle se nourrit également de superstition. Je vois des signes partout. Et si mes « petits cailloux » amassés en novembre et décembre l'avaient été par préscience d'une mort prochaine ? Un bilan qu'on tire avant de partir ? Et si l'année 62 des ricochets était un signal ? Et si le souhait d'arrêter de fumer était un combat d'arrière-garde contre l'inéluctable ? Et ce désir soudain de « reprendre en main » ma santé qui m'avait conduite depuis quelques semaines à fréquenter de nouveau les cabinets médicaux, n'était-ce pas encore et toujours cette préscience ? N'est-ce pas logique que je meurre d'un cancer du sein pour ainsi boucler la boucle du sursis ?

Quarante-six ans de cartésianisme et d'anti-obscurantisme se frottent à la superstition née de la peur. Je comprends de l'intérieur les mécanismes qui font plonger des gens vers les poudres de perlimpinpin, incantations, cartomanciennes et autres fantasmes du surnaturel. Puisque j'attends, puisque je ne peux rien maîtriser de l'issue de cette attente, rien entreprendre avant elle, je ne peux y associer que des éléments tout aussi peu maîtrisables.

Le retour au rationnel s'effectue à 11h10 le mercredi. L'abattement qui me saisit en apprenant que le rendez-vous est le lendemain fait place quelques dizaines de minutes plus tard à une « inquiétude raisonnable », non négligeable mais exempte d'angoisse. Le taux d'adrénaline, monté à son acmé pour ce jour et cette heure, pédale désormais dans le vide et la superstition reprend sa place dans la gamme des ridicules.

D'ailleurs, le lendemain matin il faisait grand soleil. C'est pas un signe, ça ? ;)