Comment nous dire adieu
Par Kozlika le dimanche 4 mars 2007, 19:05 - Lien permanent
La voix est l'instrument de musique le plus fragile et le plus intime qui soit. Et parfois elle trahit ses meilleurs serviteurs après nous avoir enchantés des années ou des décennies durant. Ainsi en fut-il en son temps pour Anna Moffo, ainsi en est-il aujourd'hui pour Chris Merritt, grand ténor (notamment dans le répertoire rossinien).
Bien désemparés étaient les spectateurs présents pour La Juive à l'opéra Bastille hier soir. Beaucoup de ses fans avaient pris soin de réserver à l'une des deux dates auxquelles Merritt interprète le rôle d'Eléazar en alternance avec Neil Schicoff. Mais il n'est plus que l'ombre du grand chanteur qu'il fut et la salle se trouva répartie en trois groupes : les hueurs, dont je veux croire qu'ils ne connaissent pas la carrière de Merritt et n'ont réagi qu'à l'exécution (c'est le mot) de ses airs, les accablés (dont je fus) souffrant tant des oreilles que du cœur d'une telle catastrophe mais applaudissant sinon pour hier du moins pour les années de gloire et de bonheur qu'il offrit, et ses supporters, parmi lesquels mon amie Catherine, prêts à envoyer ad patres les iconoclastes gueulards et lançant autant de bravos qu'ils le pouvaient en guise d'autant de baumes réconfortants pour le ténor qui aux saluts fit comprendre qu'il s'excusait de sa piètre prestation.
J'ai moi même déjà eu l'occasion de participer à une « bataille rangée » lors d'une représentation des Dialogues des Carmélites avec un Michel Sénéchal accusant ses quatre-vingts balais et des poussières (mais on était loin du ridicule que frôla souvent et atteignit parfois le pauvre Merritt hier soir).
Un dialogue entre spectateurs d'un bout à l'autre du premier balcon en offrit l'illustration. Un groupe de hueurs se fit apostropher par un autre groupe « Connards ! » entendit-on avant une bordée de « Bravos ! » sonores destinés à contrecarrer les cris des mécontents. Et dans le silence qui retomba, l'un des supporters s'écria « Merci pour tout ce qu'il nous a donné ! Vous ne savez rien ! Vous ne savez pas ce qu'il était ! »
C'était terrible en fait, l'emploi de cet imparfait alors que l'homme se tenait là, seul sur la scène, après l'air le plus attendu de tout l'opéra (« Rachel, quand du seigneur ») qu'il avait massacré, à son propre désespoir, attendant que le calme revienne pour que le chef puisse faire reprendre la musique.
Si quelque pirate se trouvait dans la salle hier soir, nul doute qu'on retrouvera circulant ce témoignage du déclin de cet homme, comme circulent nombre d'enregistrements d'Anna Moffo chantant faux d'une voix laide dont je reçois régulièrement des extraits d'internautes fort divertis de sa déchéance vocale.
C'est compliqué : que devraient-ils faire ? Se retirer de la scène dès que leur voix n'est plus ce qu'elle était ? C'est ce que Natalie Dessay dit qu'elle fera. Mais à quel moment sait-on qu'on a passé la ligne jaune quand la voix se détériore lentement et progressivement ? Quand quelques éclaircies permettent d'assurer des rôles très convenablement ? Quand enfin le bonheur et la fièvre de la scène n'ont pas disparu ? Quand se présente à eux un rôle dont ils ont toujours rêvé comme cet Eléazar pour Chris Merritt. N'ont-ils pas un peu le droit de nous casser les oreilles après les avoir tant enchantées ?
Je n'ai pas de réponse à cela. Je sais seulement qu'hier soir j'étais désolée pour lui et pour ceux de mes blogamis qui découvraient cet opéra et ce chanteur.
Aux seconds du moins je peux offrir l'écoute de « Rachel quand du seigneur » par Roberto Alagna :
Commentaires
"Exécution" est exactement le mot auquel je pensais cet après-midi en parlant avec un ami.
A la décharge des chanteurs je pense qu'on les sollicite des années à l'avance. Comment refuser, d'autant que comme tout le monde ils doivent avoir besoin d'argent ?
Nathalie Dessay est probablement la mieux placée pour tenir parole : elle a plus d'une corde à son arc et a déjà connu avant l'opération qui l'a libérée, un déclin de voix. Elle sait cette souffrance.
Mais comme ça doit être difficile de ne pas faire le chant de trop ...
Je regrette évidemment de n'avoir pu être présente hier avec vous. Sans y avoir assisté, je dois avouer êre toujours un tantinet agacée par les personnes promptes à critiquer sans tenir compte de l'ensemble de la carrière entière de l'interprète. On peut certe être déçu, mais de là à huer.
Et bon, tu vas me trouver pénible, mais quid des autres interprètes et de la mise en scène ?
Bravo et merci pour ce joli billet.
Je hais les hueurs. La scène est un tel travail, demande à chaque fois tant de courage et d'oubli de soi, que rien que pour ça on doit à ceux qui y montent un respect et une sorte d'amour inconditionnel.
Je suis très mal placée pour juger, tanche que je suis en musique. Mais je voulais dire que j'aprécie particulièrement le ton et l'humanité de ce billet.
"De tous ses copains du cirque forain
pas un n'avait dit au vieux funambule
qu'il était aussi parfois somnanbule...
Les gens du voyage sont des gens...très bien...
(caussimon)
Oui, comme tu le dis, c'est terrible et nous avions mal pour lui.
Mais bon, et comme le dirait Snooze...le vieux vibrato...quand même ;)
Oh mon dieu, que c'est douloureux de lire une chose pareille, pour peu qu'on connaisse les efforts consentis pour atteindre un tel niveau.
Je ne comprends pas les gens qui huent. Il suffirait pourtant de ne pas applaudir...
C'est horrible , comme il a dû souffrir en entendant tout cela ! Affreux !
Moi non plus je ne comprends pas la cruauté des gens qui huent, c'est déplacé, idiot.
Merci pour ce billet.
Il faudra que je relise car la concordance des temps me semble un peu rock'n'roll et l'ensemble un peu lourd, mais je n'ai pas pu m'empêcher d'en parler aussi . Finalement, dans longtemps c'est peut-être à part nos brefs moments de retrouvailles entractiques, la seule chose dont je me souviendrai, avec peut-être aussi la chance inouie de Mathieu Maudit.
Et dire que j'hésitais à mendier la place de Vroumette pour assister à mon premier opéra...
A te lire, j'imagine dans quel état il devait être dans sa loge après le rideau. Le pauvre...
A croire que cette production est maudite, puisqu'à la première il y eut une grève des éclairagistes... et maintenant ceci. Schicoff était convenable mais sans plus. Il n'y eut pas une seule huée.
Désolé d'apprendre ce qui est arrivé à Merritt. C'est triste.
Bonjour Kozlika,
Triste, oui, selon le mot d'Astorg.
La tradition de la cabale est ancienne, mais la propagation de la vulgarité, des stades aux théâtres, semble d'actualité. En ce sens, Chris Merritt, saluant et non pas huant son public, est dépassé.
En écoutant Roberto Alagna, on entend combien la partition est exigeante.
Un peu plus haut, Anita se dit, avec humour et modestie, "tanche". Les hurleurs ne devraient-ils pas se faire "carpes" ? laisser leurs chères places et s'abonner au Crazy Horse, où l'on sait au moins pourquoi on siffle ?
Jean Jacques (depuis les "Carnets sur sol" de DavidLeMarrec)
Bonjour Kozlika.
Tôt ou tard et plutôt tôt, je dirai l'importance qu'a la musique dans ma vie. L'opéra n'y tient pas une place considérables et des gens très bien m'accusent d'avoir des goûts
de chi..vulgaires.Je n'aime pas Wagner. Ni Richard Strauss. Par exemple et parmi d'autres. Je ne connais pas cet opéra, la juive.
J'aime Verdi, Rossini, Mozart, l'opéra italien en général, certains opéras de musiciens français, et Fidelio.
Ce que vous racontez sur la difficulté d'être chanteur et l'ingratitude du public, son ignorance et sa versatilité, touche étrangement ma légère réticence face à cette forme d'art invraisemblable qu'est l'opéra. Ce n'est pas pour critiquer que je dis invraisemblable, mais bien au contraire pour souligner à quel point cette forme échappe à toute catégorie et aurait rendu fou Aristote lui-même.
A la fois musique, théâtre, danse; à la fois jeu d'acteurs, jeu de sons, jeux de lumières, chatoiement des costumes et éclat des décors; peinture aussi, figurative, symbolique, abstraite. Comment a-t-on pu inventer un truc pareil et le faire exister plusieurs siècles, et pour encore au moins mille ans, je ne garantis rien pour la suite? Mystère et boule de gomme.
Si l'italien me plaît plus que l'allemand, c'est que tant de ressorts sont remontés dans ces spectacles que seule la reconnaissance de certains codes font que je vais vibrer ou dormir. On pourrait psychanalyser nos préférences en opéra, ce serait plus révélateur sur nous que toutes les simagrées psycotruc dont on nous rebat les oreilles.
Et last but not least, l'opéra tient du jeu de cirque. On va aussi à l'opéra pour voir chuter le gladiateur, et j'ai assisté en direct à certaines fausses notes de Callas qui m'ont ému aux larmes malgré les sifflets, elle qui reste aujourd'hui à mes oreilles la plus grande chanteuse de toute l'histoire de l'opéra. Vous me permettez j'espère ce mot de chanteuse, que je préfère à cantatrice.
J'ai dit à mes oreilles, quelle erreur. A mes yeux, à ma peau, à mon goût, à mon coeur. Un son de Callas sortant du poste inattendu me fait hérisser le poil, dresser l'oreille, hausser les sourcils, et je ne dis pas tout.
Voilà ce qu'est l'opéra, et le prix à payer est monstrueux, sans lui il n'y aurait pas d'opéra. Tout chanteur le sait, un jour les spectateurs mettront le pouce en bas. Ceux qui en réchappent se sont arrêtés à temps, mais quel prix ont-ils dû payer pour leur silence, Crespin par exemple? Elle a la suprême élégance de n'en rien dire, et elle emportera son secret, il faut que les autres chanteurs le vivent comme une première fois à leur tour.
Le hasard veut que mon prochain ricochet parlera de musique, il est écrit depuis huit jours mais je ne l'ai pas encore relu. La décantation n'est pas finie et j'aggrave mon retard en commentant au lieu de travailler.
A bientôt, Kozlika.
BOnjour Kozlika,
Tout cela remue bien fort dans ma tête de jeune comédienne.
Avant les gens mangeaient, débattaient, dormaient, se battaient au théâtre pendant que la pièce se jouait. Les acteurs se prenaient des tomates et des injures si leur prestation n'était pas bonne. Et c'était normal.
Aujourd'hui, un spectateur qui respire trop fort se fait dévisager.
Monter sur scène est un pas qui a quelque chose de sacré, mais on ne pourra jamais empêcher les gens d'être critiques et d'en vouloir pour leur argent. C'est terre-à-terre, bas, décevant, mais humain. Il faut les comprendre même si l'on est pas d'accord, et je pense que les hueurs ont leur place dans le public au même titre que les admirateurs. Ils ont payé leur place et ont le droit de protester si ce qu'on leur offre n'est pas bon. Personnellement je ne le ferai jamais (il ne faut jamais dire jamais, il ne faut jamais dire jamais etc etc), mais rien ne nous permet de refuser cela aux gens.
Vous parlez aussi du moment où il est temps de se retirer de la scène, quand on sent que c'est terminé. Je pense justement qu'on le sent, et même très nettement. Quand les salles sont moins pleines, quand l'on sent que l'on n'offre plus d'aussi bons moments qu'auparavant (quand on entend des huées monter de la salle)... Après, il faut avoir le courage de se l'avouer, c'est sur, et certains jouent les aveugles et persévèrent pour se lancer des défis. Ou parce qu'ils ont besoin d'être sur scène pour se sentir exister.
Je ne le connaissais pas avant de lire ce billet, mais si Merritt ne se retire pas maintenant de la scène, c'est que quelque chose ne tourne pas rond. Il me semble bien qu'un artiste ne PEUT PAS faire abstraction de ses défaillances physiques quand il lit un rôle, et il avait certainement d'excellentes raisons (qui ne sont certainement pas égoïstes) de se lancer dans ce casse-pipe. Reste à savoir lesquelles... car il me semble tout à fait improbable qu'il ait tenu à chanter cela (sachant qu'il devait être tout à fait conscient qu'il risquait de l'amocher publiquement) "rien" que parce qu'il attendait ce rôle depuis longtemps.
Ce devait être vraiment terrible d'assister à ça. Et Merritt a du se sentir mourir, un peu.
A bientôt.
La Juive, opéra inaugural de Garnier en 1875, n'avait pas été montée à Paris (et fort peu ailleurs) depuis plus de soixante-dix ans. Neil Shicoff a fait des pieds et des mains depuis des années pour promouvoir une production parisienne, production maintes fois repoussée. Le rôle d'Eléazar est très lourd et a plus ou moins la réputation de porter malheur (voix perdue, mort du ténor, etc.)
Pour Merritt, c'est une prise de rôle : il ne l'a jamais chanté sur scène (ni au disque à ma connaissance, en revanche il avait déjà assumé le rôle plus "léger" de Léopold/Samuel), il y tenait beaucoup et sans doute a-t-il présumé de ses capacités actuelles et tenu à le chanter malgré les reports d'année en année.
Billet touchant. Sic transit gloria mundi. Merci.
Compassion et humanité. Ça fait du bien de te lire…
C'est un forumnaute d'opera data base qui lâcha le fameux connard et la phrase qui suivit à lire ici.
Bravo pour ton blog Kozlika. Je viens de le découvrir. A bientôt!
Intéressant d'avoir en quelque sorte "la suite de l'histoire" ...
Hier soir, c'est Neil Shicoff qui, annoncé malade, tenait le rôle. Waouh, me suis-je dit, moi qui l'ai déjà entendu quand j'étais jeune il y a 20 ans... qu'est ce que cela va être. Eh bien, si on chante comme ça quand quand on est malade autant être malade tous les jours. Bien entendu, à la fin du terrifiant air du 4ème acte, après trois actes longs, longs longs, la voix fatiguait un peu. Mais quelle science du chant et de la dramaticité (c'est français ça ?). Ovationné le Schicoff ! Le chef aussi, une direction bien au dessus du "Sylvain" que je déteste et qui squatte la fosse depuis quelques temps (mais ça c'est de la polémique stérile ; il suffit d'attendre que Mortier désquame).
Sans oublier Annick Massis dont il est faible de dire qu'elle a été ovationnée : le chef n'a pas réussi à reprendre la suite par deux fois tant tout cela était fourni. On la voyait (j'étais, avouons le, TRES bien placé avec les riches) relever la tête à la fois émue (et contente) attendant la reprise et la rebaissant du fait de la mise en scène, avec patience, attendant la fin du déchainement.
Bref pour moi une superbe soirée !
J'étais à cette soirée de la Juive. Je veux bien tout comprendre, mais un chanteur qui chante faux reste à la maison avec un jus de citron au miel et ne gâche pas notre soirée.
Hey Madama Abricot, c'est chouette de vous retrouver !
Contente de vous retrouver et de savoir que nous étions à la même représentation de la Juive.
Ouaiiiiiiiiih, le retour de Mme Abricot.
Bon, dites nous, quand retournez-vous faire la queue à l'opéra ?
J'étais hier, mardi 20 mars, à la dernière de La Juive.
Chrit Meritt a été une catastrophe, au delà du pensable.
Je n'ai pas sifflé, uniquement par charité : mais comment certains ont-ils osé applaudir ?
Vous dites dans votre texte :
"Mais à quel moment sait-on qu'on a passé la ligne jaune quand la voix se détériore lentement et progressivement ? Quand quelques éclaircies permettent d'assurer des rôles très convenablement ? Quand enfin le bonheur et la fièvre de la scène n'ont pas disparu ? Quand se présente à eux un rôle dont ils ont toujours rêvé comme cet Eléazar pour Chris Merritt. N'ont-ils pas un peu le droit de nous casser les oreilles après les avoir tant enchantées?"
Le problème est le suivant : le rôle d'Eleazar n'est pas insignifiant : c'est l'un des personnages centraux de l'opéra et c'est l'un des rôles de ténor les plus importants de l'opéra du XIXème siécle (dixit le guide de JB Prat)! Que Michel Sénéchal ne soit pas à la hauteur dans le Dialogue des Carmélites, ce n'est pas très grave : les rôles masculins du Dialogue sont secondaires et la musique de Poulenc n'a aucune importance comparée à l'extraordinaire dramaturgie de Bernanos.
Mais dans "La Juive", la situation est différente.
Résunons cette soirée du 20 mars à Bastille : un opéra mythique (dans le sens que tout le monde en a attendu parlé et que personne ne l'a vu, du moins à Paris. Une mise en scéne nulle, "à chier" : je n'ai pas souvenir d'une mise en scéne pire et visiblement tous les chanteurs le ressentaient (c'est une honte de la part de Mortier d'avoir laissé un tel metteur en scéne en place). Une chorégraphie "à vomir" (désolé, mais je ne trouve pas de terme plus fort). Une remplaçante dans le rôle de Rachel : une bonne voix mais un physique de bombonne : on ne peut pas croire un instant au personnage ; il est dommage que le plumage ne soit pas au niveau du ramage. Une princesse extraordinaire de beauté, de classe et de voix. Un Léopold très moyen : peut être la mise en scène en est elle la cause. Un Brogny correct et sans doute bon, mais paralysé par la mise en scène. Un chef d'orchestre qui fait tout ce qu'il peut pour faire fibrer la partition. Un opéra passionnant, prototype de l'opéra français et on comprend pourquoi.
Bref, une soirée difficile et étrange, qui aurait pu être passionnante. Il faudrait dire au Directeur de l'Opéra que c'est formidable de mettre au programme une telle oeuvre, mais qu'il a le devoir de choisir des interprêtes corrects et même bons, du moins pour les rôle principaux et qu'il a le droit et même le devoir de mettre à la porte des metteurs en scène indécents.
J'étais aussi à la représentation du 20 mars.
Oui, quelle déception!
Une mise en scène incompréhensible, des échafaudages qui gênent constamment la vue jusqu'au moment où ils disparaissent pour laisser la place à un gigantesque barbecue de l'effet le plus ridicule...
Voilà de quoi donner une bien mauvaise idée de ce "grand opéra à la française" qui mérite pourtant d'être réhabilité!