La voix est l'instrument de musique le plus fragile et le plus intime qui soit. Et parfois elle trahit ses meilleurs serviteurs après nous avoir enchantés des années ou des décennies durant. Ainsi en fut-il en son temps pour Anna Moffo, ainsi en est-il aujourd'hui pour Chris Merritt, grand ténor (notamment dans le répertoire rossinien).

Bien désemparés étaient les spectateurs présents pour La Juive à l'opéra Bastille hier soir. Beaucoup de ses fans avaient pris soin de réserver à l'une des deux dates auxquelles Merritt interprète le rôle d'Eléazar en alternance avec Neil Schicoff. Mais il n'est plus que l'ombre du grand chanteur qu'il fut et la salle se trouva répartie en trois groupes : les hueurs, dont je veux croire qu'ils ne connaissent pas la carrière de Merritt et n'ont réagi qu'à l'exécution (c'est le mot) de ses airs, les accablés (dont je fus) souffrant tant des oreilles que du cœur d'une telle catastrophe mais applaudissant sinon pour hier du moins pour les années de gloire et de bonheur qu'il offrit, et ses supporters, parmi lesquels mon amie Catherine, prêts à envoyer ad patres les iconoclastes gueulards et lançant autant de bravos qu'ils le pouvaient en guise d'autant de baumes réconfortants pour le ténor qui aux saluts fit comprendre qu'il s'excusait de sa piètre prestation.

J'ai moi même déjà eu l'occasion de participer à une « bataille rangée » lors d'une représentation des Dialogues des Carmélites avec un Michel Sénéchal accusant ses quatre-vingts balais et des poussières (mais on était loin du ridicule que frôla souvent et atteignit parfois le pauvre Merritt hier soir).

Un dialogue entre spectateurs d'un bout à l'autre du premier balcon en offrit l'illustration. Un groupe de hueurs se fit apostropher par un autre groupe « Connards ! » entendit-on avant une bordée de « Bravos ! » sonores destinés à contrecarrer les cris des mécontents. Et dans le silence qui retomba, l'un des supporters s'écria « Merci pour tout ce qu'il nous a donné ! Vous ne savez rien ! Vous ne savez pas ce qu'il était ! »

C'était terrible en fait, l'emploi de cet imparfait alors que l'homme se tenait là, seul sur la scène, après l'air le plus attendu de tout l'opéra (« Rachel, quand du seigneur ») qu'il avait massacré, à son propre désespoir, attendant que le calme revienne pour que le chef puisse faire reprendre la musique.

Si quelque pirate se trouvait dans la salle hier soir, nul doute qu'on retrouvera circulant ce témoignage du déclin de cet homme, comme circulent nombre d'enregistrements d'Anna Moffo chantant faux d'une voix laide dont je reçois régulièrement des extraits d'internautes fort divertis de sa déchéance vocale.

C'est compliqué : que devraient-ils faire ? Se retirer de la scène dès que leur voix n'est plus ce qu'elle était ? C'est ce que Natalie Dessay dit qu'elle fera. Mais à quel moment sait-on qu'on a passé la ligne jaune quand la voix se détériore lentement et progressivement ? Quand quelques éclaircies permettent d'assurer des rôles très convenablement ? Quand enfin le bonheur et la fièvre de la scène n'ont pas disparu ? Quand se présente à eux un rôle dont ils ont toujours rêvé comme cet Eléazar pour Chris Merritt. N'ont-ils pas un peu le droit de nous casser les oreilles après les avoir tant enchantées ?

Je n'ai pas de réponse à cela. Je sais seulement qu'hier soir j'étais désolée pour lui et pour ceux de mes blogamis qui découvraient cet opéra et ce chanteur.

Aux seconds du moins je peux offrir l'écoute de « Rachel quand du seigneur » par Roberto Alagna :

Air d'Eléazar dans La Juive, par Roberto Alagna