Tout dans le cul, rien dans la tête, avait coutume de cracher Claire dès que son chemin croisait une oie (par chance, à Paris ça n'est pas trop fréquent). J'aurais volontiers quant à moi une théorie complémentaire : les oies, par le truchement des plumes d'oreiller et garniture de meubles de salon, ont la stupidité contagieuse et m'ont maudite. (Et c'est pas juste vu que c'est Claire qui en dit toujours du mal. Moi je les aime bien, surtout en rillettes.)

Je vous ai parlé une fois de ma conduite indigne à l'égard de Magdalena Kozena et de mon ami Zbigniew. Vous vous disiez sans doute qu'après pareille mésaventure je ne me promènerais plus jamais sans porter sur moi une réserve d'allumettes destinées à maintenir mes paupières ouvertes si le besoin s'en faisait sentir.

Hélas...

J'ai retrouvé avec un plaisir infini Fabienne Courtade mercredi dernier. Le lieu de la lecture étant dépourvu de chaises, les gens étaient restés debout, à l'exception de cinq zigotos : le compagnon de Fabienne, Shaggoo, Gilda, Ka et moi, qui nous étions assis par terre. Mais comme nous n'étions pas aux premiers rangs, nous n'entendions que les voix (pas très bien d'ailleurs car la porte extérieure était restée ouverte, sans parler des interruptions incongrues) et n'avions pour tout panorama qu'une forêt de jambes.

Entendre sa voix sans la voir me rappela la dernière fois qu'ils étaient venus à la maison. C'était un soir de Noël. Ni eux ni nous n'avions projeté de passer ce réveillon dans nos familles et nous avions organisé un petit dîner genre copains-camembert à la maison juste eux deux, mes enfants et moi. Je m'en réjouissais d'autant plus que je venais de commencer de nouveaux horaires très matinaux qui me donnaient l'impression d'aller au bureau la nuit et me sapaient le moral.

Nous avons pris l'apéritif dans le salon et je m'étais blottie dans mon fauteuil favori, les jambes sur un accoudoir et la tête sur l'autre. C'était doux et calme, Djidji lançait quelques-unes de ses saillies pince-sans-rire, Fabienne interrogeait Meusa sur son voyage au Mali. A un moment j'ai perdu le fil, je me suis mise à écouter la musique de leurs voix, comme cela m'arrive assez souvent avec les gens que j'aime.

Au bout d'un moment, le salon s'est transformé en chambre avec vue sur la mer, les voix ont formé flux et reflux de vagues sur une plage de sable où j'enfonçais mes doigts.

Et je me suis endormie.

Ils ont baissé la voix. Ils m'ont couverte d'un plaid douillet, ont quitté la pièce. Ils ont dîné dans la cuisine, pris le café et la tisane, bavardé, rangé la cuisine, fait la vaisselle.

Les enfants m'ont réveillée pour me conseiller d'enfiler un pyjama : « Ohé Amélie file au lit ! » « Oui ? Quoi ? C'est l'heure de dîner ? » bondis-je émergeant de ces quelques secondes où j'avais fermé les yeux pour une excursion en philophie. « C'est plutôt l'heure du repentir », lâcha le plus vil de ma progéniture, « il est deux heures du mat, Fabienne et Djidji viennent de partir, on a bien dîné. Mais toi tu es vraiment bizarre d'inviter les gens et de ronfler toute la soirée. Heureusement qu'on était là ! »

Ainsi me poursuit la Malédiction des Oies.