Ranger, trier, exhumer, enfouir, jeter. Laisser le regard errer sur les cartons encore pleins ou à moitié vidés, les murs blancs encore nus. Sortir un escabeau, placer une pile de linge et changer d'avis : non, plutôt là. La redescendre, replier l'escabeau, ouvrir la commode. Où placer ce qui s'y trouve ? Que dois-je jeter ? Que dois-je encore jeter ? Combien de sacs poubelle descendus sur le trottoir depuis l'ancien appartement ? Combien ici ? Comment ai-je tant pu accumuler en moins de cinq ans ? Pourquoi ai-je gardé ces cartons d'archives que je ne consulterai jamais, souvenirs des années lycée, tracts, revues, journaux ?

Les déménageurs ont bossé comme des sagouins, « oublié » d'emporter la moitié de la cave de l'ancien appartement, ébréché ma jolie cruche algérienne, fait sauter un morceau de placage d'une table basse, un autre du buffet de la cuisine, rayé ou cogné plusieurs meubles et perdu, oui perdu mon fauteuil de bureau à roulettes, celui que j'ai tant hésité à déraisonnablement acheter il y a quelques mois. Tous les jours ils me promettent de m'apporter un nouveau, le même. Ils ne viennent pas. Ils ne viendront pas, ils jouent la montre, le découragement. Ils pourraient bien gagner.

Je n'ai pas encore fait ma déclaration d'impôts. Oublié de mettre les papiers s'y rapportant dans un carton facilement identifiable. Plus tard, oui oui je vais les chercher, remplir le formulaire. Plus tard. Demain. Avec une lettre d'accompagnement.

Le lave-linge fuit. Sans doute le tuyau d'arrivée d'eau a-t-il été endommagé pendant le transport. Il faut s'en occuper, et puis aussi du nouvel aspirateur qui n'aspire rien, de la vitre de la cuisinière à remplacer, signaler le convecteur de la salle de bains qui ne fonctionne pas, des toilettes numéro 2 qui n'évacuent pas, de cette fenêtre qui ferme mal et fait entrer le vent dans ma chambre, de la prise électrique sans courant. Rapporter ce meuble qu'on ne peut pas monter. Tenter de récupérer mon carnet à spirales sur lequel je notais tout ce qui était important pendant cet intermezzo d'une semaine entre les deux appartements et qui a été égaré par une ado épuisée et tendue entre le rayon vaisselle et le rayon literie quelque part du côté d'Evry.

Plus tard.

Depuis hier soir j'ai une connexion, après que le modem a été renvoyé deux fois à l'expéditeur sans jamais parvenir ici. La troisième fut la bonne, sans qu'on s'explique ni pourquoi les autres ne sont pas parvenues jusqu'ici ni pourquoi celle-là oui. Lire mes mails, trier l'agrégateur pour absorber le retard de lecture au prix de quelques impasses sur une partie des abonnements.

Sortir fumer sur la terrasse ou plutôt l'une des terrasses de cette « maison sur le toit » comme l'a baptisée ma mère.

Enfourner la septième saison de West Wing dans le lecteur DVD, retreindre mon champ de vision à l'écran jusqu'à ce que je ne voie plus aucun cartons, rien que Bartlett et sa bande, enchaîner les épisodes, sortir fumer sur la terrasse, ou boire un petit café en regardant les coins de la nappe se soulever sous le vent.

Fuir. Entracte. Week-end normand ce dernier samedi-dimanche. C'était prévu quand le déménagement devait être simple et à la mi-mai. J'ai songé à annuler et n'en ai rien fait. D'abord parce que j'avais très envie d'aller faire chier LeChieur à domicile et rencontrer la femme courageuse qui le supporte depuis tant d'années et leurs deux adorables nains. Ensuite parce que nous avions les billets pour une soirée à l'opéra, et aussi parce que j'avais bien envie d'une pause. J'y suis restée deux jours : le premier il a fait beau tout l'après-midi, moi j'ai dormi. Pas dépassé la première page du bouquin que LeChieur m'avait vanté, moi qui ne fais la sieste qu'une fois par année bissextile... Le deuxième il a plu : quel talent cette Koz !

L'opéra : Don Pasquale, une aimable comédie de Donizetti, au livret plus que conventionnel : vieux barbon, piquante jeune fille et jeune premier poète. Au moins l'histoire ne réclame-t-elle pas une attention soutenue et l'on peut sans dommages décrocher des surtitres et se concentrer sur... aïe, les voix. Je dis « aïe » mais rien de catastrophique du tout. J'ai même trouvé la soprano Maïra Kerey, très chouette bien que peut-être un peu fatiguée à la fin. En tout cas elle chantait juste, jouait bien et sa voix passait correctement au-dessus de l'orchestre, ce qui n'était pas le cas de ses partenaires.

Je ne m'étendrai charitablement pas sur le ténor, je vais même m'empresser d'oublier son nom. Dans le même élan altruiste je ne dirai rien des chœurs non plus. Les autres interprètes (tous masculins, Norina est le seul rôle féminin de cet opéra) étaient agréables à entendre lorsque l'orchestre ne les couvrait pas (au fait, quelle acoustique déplorable ce théâtre de Caen, le son était si étouffé que j'avais l'impression de l'entendre à travers un oreiller – où alors je dormais déjà...) et leur jeu rendait leurs personnages très crédibles.

Ce spectacle étant coproduit avec le Grand Théâtre de Genève – qui l'a présenté avec une nettement plus prestigieuse distribution au début du mois –, la mise en scène et les décors ont bénéficié de moyens que Caen n'aurait pu mobiliser à elle tout seule. Pas d'inventivité débridée de la part de Daniel Slater, mais une production aérée et propre (voire trop propre au goût de M. LeChieur ai-je cru comprendre, mais n'assister qu'à des concerts de vauriens braillards lui déforme forcément le jugement) et une mise en scène qui met bien en valeur les talents des interprètes et tente d'introduire des nuances dans les personnages pour les sortir de la caricature du genre, surtout à partir du deuxième acte. Le vieux barbon a des accents touchants de solitude, ses manipulateurs n'ont pas toujours la conscience tranquille.

Entracte lyrique et surtout amical fort bienvenu pour décompresser des soucis d'étagères et autres tuyaux de lave-linge, même si j'avoue avoir jugé dès l'ouverture du rideau du cubage des décors et surveillé l'emballage des meubles au précipité séparant le premier du deuxième acte !