Ai-je appris à lire seule ou avec mon père ? Ma foi, je ne m'en souviens fichtre pas. Mais je sais en revanche qu'à l'appetit curieux du plaisir qu'on semblait prendre autour de moi à telle activité s'ajoutait l'ardent désir d'atteindre la noblesse du statut de Lectrice. Aux lecteurs (lectrices en l'occurrence) on accordait le privilège d'interdiction de déranger, l'heure du repas pouvait être légèrement différée pour cause de chapitre à finir, les restrictions de budget s'arrêtaient au seuil des librairies, ou plutôt les achats s'alignaient dans la colonne du nécessaire, priorité numéro trois après manger et payer-le-loyer.

Mes premiers pas seule dans la ville furent pour aller au bibliobus puis à la bibliothèque municipale, choisir l'un de ces livres, presque toujours dotés d'une reliure épaisse tissée gris ou rouge. Le tampon de la bibliothèque figurait sur leur première page intérieure, parfois bien aligné, parfois tout de travers ; un bout de carton collé en diagonale dans le coin inférieur droit de la troisième de couverture accueillait une fiche remplie de noms avec la date de sortie et la date de retour. La bibliothécaire inscrivait le mien à leur suite et conservait la fiche dans une enveloppe à mon nom rangée dans une boîte à fiches en bois. Je prenais toujours le temps de lire tous les noms, examiner les dates, calculer combien de temps mes co-lecteurs s'en étaient repus, retrouver un nom croisé à d'autres emprunts. Plus encore qu'inaugurer la fiche d'une nouvelle acquisision, voir mon nom s'ajouter à une longue liste me remplissait de fierté : moi aussi je suis de ce monde-là, je suis dans le clan des lecteurs.

Lire, soit. La technique est aisée, mais elle ne suffit pas à faire de vous une Noble Lectrice. La Noble Lectrice, il ne fut pas besoin de me le dire pour que je le comprenne, lit des vrais livres. La lecture de magazines, de bibliothèque rose ou verte, de romans photos, de bandes dessinées peut se révéler distrayante – quoique le plus souvent abrutissante, bêtifiante, fadaises-ante – mais n'accorde aucun statut privilégié (ne pas déranger, heure du repas, attribution de fonds discrétionnaires).

La pose de la première étagère à vrais livres dans ma chambre me remplit de fierté, comme le furent chacune des suivantes : « je n'ai plus assez de place pour ranger tous mes livres », voilà qui vous donnait du lustre et du galon. Le souvenir précis de cette artabane fierté me fait aujourd'hui encore sourire quand j'entends l'accablement de tel ou telle au sujet des livres qu'on ne sait plus où mettre, d'étagères qui croulent, de planchers envahis, de couloirs où l'on se faufile entre les bibliothèques. Allons allons, accablement, vraiment ? Que ne les jetez-donnez-vendez-vous ? Ai-je tort de reconnaître en eux la petite fille qui se vante de la seule richesse honorable du peuple de gauche ?