5:1965 Lectrice
Par Anna Fedorovna le dimanche 25 novembre 2007, 03:31 - Mes petits cailloux - Lien permanent
Ai-je appris à lire seule ou avec mon père ? Ma foi, je ne m'en souviens fichtre pas. Mais je sais en revanche qu'à l'appetit curieux du plaisir qu'on semblait prendre autour de moi à telle activité s'ajoutait l'ardent désir d'atteindre la noblesse du statut de Lectrice. Aux lecteurs (lectrices en l'occurrence) on accordait le privilège d'interdiction de déranger, l'heure du repas pouvait être légèrement différée pour cause de chapitre à finir, les restrictions de budget s'arrêtaient au seuil des librairies, ou plutôt les achats s'alignaient dans la colonne du nécessaire, priorité numéro trois après manger et payer-le-loyer.
Mes premiers pas seule dans la ville furent pour aller au bibliobus puis à la bibliothèque municipale, choisir l'un de ces livres, presque toujours dotés d'une reliure épaisse tissée gris ou rouge. Le tampon de la bibliothèque figurait sur leur première page intérieure, parfois bien aligné, parfois tout de travers ; un bout de carton collé en diagonale dans le coin inférieur droit de la troisième de couverture accueillait une fiche remplie de noms avec la date de sortie et la date de retour. La bibliothécaire inscrivait le mien à leur suite et conservait la fiche dans une enveloppe à mon nom rangée dans une boîte à fiches en bois. Je prenais toujours le temps de lire tous les noms, examiner les dates, calculer combien de temps mes co-lecteurs s'en étaient repus, retrouver un nom croisé à d'autres emprunts. Plus encore qu'inaugurer la fiche d'une nouvelle acquisision, voir mon nom s'ajouter à une longue liste me remplissait de fierté : moi aussi je suis de ce monde-là, je suis dans le clan des lecteurs.
Lire, soit. La technique est aisée, mais elle ne suffit pas à faire de vous une Noble Lectrice. La Noble Lectrice, il ne fut pas besoin de me le dire pour que je le comprenne, lit des vrais livres. La lecture de magazines, de bibliothèque rose ou verte, de romans photos, de bandes dessinées peut se révéler distrayante – quoique le plus souvent abrutissante, bêtifiante, fadaises-ante – mais n'accorde aucun statut privilégié (ne pas déranger, heure du repas, attribution de fonds discrétionnaires).
La pose de la première étagère à vrais livres dans ma chambre me remplit de fierté, comme le furent chacune des suivantes : « je n'ai plus assez de place pour ranger tous mes livres », voilà qui vous donnait du lustre et du galon. Le souvenir précis de cette artabane fierté me fait aujourd'hui encore sourire quand j'entends l'accablement de tel ou telle au sujet des livres qu'on ne sait plus où mettre, d'étagères qui croulent, de planchers envahis, de couloirs où l'on se faufile entre les bibliothèques. Allons allons, accablement, vraiment ? Que ne les jetez-donnez-vendez-vous ? Ai-je tort de reconnaître en eux la petite fille qui se vante de la seule richesse honorable du peuple de gauche ?
Commentaires
J'ai encore en tête la musique lancinante et pourtant pas très forte qu'il y avait lorsque je passais des heures à la "bibliojeune". Un des rares souvenirs sonores que j'ai encore.
Quand la bibliothèque est pleine, désormais je donne je vends et je jette - le critère étant "ais-je l'intention de relire cela ?". Pour les CD j'ai plus de mal, je range les surnuméraires dans des cartons empilés dans un coin (mais donc quand même disponible, quitte à devoir fouiller un moment) - faut dire, ça prend moins de place que les livres.
Artabane ? J'avoue ne pas comprendre (ni réussir à trouver) le sens de ce mot...
Dans ma famille, par contre, la lecture de bandes dessinées permettait (et permet toujours au vu de mes neveu et nièce) d'accéder au statut de Noble Lecteur. Et vu l'état de mon appartement ces derniers mois, il ne fait aucun doute que c'est même l'activité principale chez moi. ;-)
La plainte perpétuelle et l'attachement ne sont-ils pas cofacteurs dans la relation d'emprise? :-)
Julien, erm c'est une mienne création ayant pour racine Artaban...
Anita, t'as pas tout à fait tort (mandieu mandieu, les filles, on a dit qu'on parlait pas des enfants).
OK, du coup j'ai pu retrouver une référence fier comme Artaban (expression que je ne connaissais pas du tout) et mieux comprendre ce point du texte. Content je suis ! :-)
Ah la lecture... non il n'y avait pas de statut particulier aux Lecteurs et Lectrices à la maison, même si on accordait beaucoup d'importance à la lecture. Mais quand je lisais je n'entendais plus les appels pour venir à table, je n'entendais plus rien. Je me réveillais le matin avant d'aller à l'école pour lire (ça ça m'est passé... trop dur le matin) et j'ai lu pendant des années dans le rai de lumière de la porte entr'ouverte dans mon lit le soir... jusqu'à ce que ma maman vienne me disputer. Je lisais partout et n'importe quand, je m'endormais la joue sur un livre, je lisais en marchant pour aller à l'arrêt de bus. En vacances j'avais très vite lu mes livres alors je lisais ceux de ma mère. Et aujourd'hui... je ne m'endors plus sur mes livres mais il n'y a plus que moi pour m'arrêter. Oups je me suis un peu laissée entraîner par le sujet. Tant pis j'assume ! Je viens régulièrement ici depuis quelque temps, et je reviendrai encore.
je reconnais beaucoup de choses dans ce texte... existent-elles encore, ces bibliothèques à petites fiches ?
(mais... n'avais-tu pas déjà parcouru les deux chemins de tes petits cailloux ? dans les deux sens, en long en large et en travers... C'est une entreprise infinie on dirait...)
Ah que je me reconnais dans ce statut familial de "lecteur-trice" !
Et la bonne excuse pour oublier de faire à bouffer !
Qui malheureusement rend fou de rage mon Chéri qui n'a pas la même culture familiale ...
J'ai tellement fantasmé sur le statut de bibliothécaire qu'à l'occasion de notre déménagement à "Trou-sur-Rien" où il y a tout de même une bibliothèque municipale (il ya des limites à la sauvagerie !), je me suis immiscée dans l'équipe ...
Et déguste avec délice le plaisir de lire des piles de nouveautés pour le comité de lecture. La méga-planque !
Agaagla, nan nan, je n'avais fait que la descente, me voici dans la remontée, certes 10 mois pour cinq billets ça pourrait laisser croire que...
Hey Planeth, contente de te revoir dans les parages !
Je ne sais pas si c'est vantardise, en tout cas pas systématique. Etre débordé par les flot des livres c'est aussi se savoir entouré d'autant d'oeuvres qui font du bien en cas de besoin. Pour moi en tout cas. Il y a presque toujours un écho de ce qu'on ressent dans les livres.
Mais je ne m'en plains pas, j'adore avoir trop de livres. Il faudra que j'en parle à un psy :-D