Ne me l'emballez pas, c'est pour vivre tout de suite
Par Kozlika le lundi 3 mars 2008, 23:59 - Lien permanent
« Assez bien c'est pas assez bien. »
Il est traître le point de basculement qui fait de cette formule le passage d'une féconde exigence à l'insatisfaction permanente. Il a vite fait de transformer la gourmandise des petits bonheurs du jour en soupçon de traîtrise d'idéal, renoncement, médiocrité. On ne se méfie pas assez du potentiel « si c'est pas parfait c'est nul » que recouvre le précepte. Et son confort aussi : puisque rien n'est parfait, tout est nul, et me voilà dispensée de l'ici-et-maintenant cueillons-les-roses-d'aujourd'hui, etc. Les yeux tournés vers les lendemains qui chantent, aujourd'hui n'existe pas. D'ailleurs, les lendemains chanteraient-ils que ça ne serait pas assez, installons-nous donc tout de suite dans une lucide et subversive dépression.
C'est, me semble-t-il, le même piège tendu par le romantisme.[1] Et cette fois, je ne le vois même pas comme une dérive possible mais comme un échec inévitable. Les pièges du romantisme sont d'ailleurs innombrables – à commencer par ce que le romantique est au fond bien plus séduit par son propre sentiment amoureux que par l'objet de son amour – mais parlons-en sous cet aspect du « assez bien c'est pas assez bien ».
Explosif à mèche courte : passée la phase de rencontre-séduction et du délicieux et-si-c'était-Elle/Lui, il faut bien se résoudre à l'évidence, l'Assez-Bien pourrait être mieux. On dégage et on repart à la recherche de la moitié parfaite, l'âme sœur, le yin de mon yang. Notons que le partenaire futé saura maintenir au fil du temps une entreprise de conquête aussi intense qu'au jour de la rencontre, funambule habile, d'autant plus habile que sa mise en danger permanente tient son spectateur unique en haleine et (auto-)admiratif (wah je vaux vachement le coup !). Las, notre valeureux fil-de-fériste sera révoqué dès qu'il tentera de poser pied sur la plate-forme.
Explosif à mèche longue : l'Objet de mon amour ne peut pas être juste assez bien sinon l'appel du pas-assez-bien me ferait le chasser (et je n'en ai pas envie). Ça ne fait rien, mon amour – mon moi-amoureux –, lui, est superbe, cultivons-le. S'opère ici l'Ascension, et pas que le quarantième jour après Pâques. L'Objet de son amour gagne un piédestal, c'est l'Unique, le Parfait, quitte à tordre parfois un peu la réalité, les vilains détails joliment estompés par un flou hamiltonien. Le problème c'est que le flou peut se dissiper malencontreusement à la suite d'une avarie sur la machine à brouillard. Souvent cela vient de l'Objet lui-même, qui perçoit le décalage, s'en satisfait (waw qu'est-ce que je suis bien), puis s'en inquiète (suis-je à la hauteur) et finalement se rebelle (eh oh, mais c'est pas moi !), pour échapper à la claustrophobie.
Mort par Admirable Autocombustion : la mèche longue a fait feu, c'est la rupture. Mais il ferait beau voir que je n'aurais aimé qu'un finalement Assez-Bien pour lequel je ne serais pas assez bien avec tant d'allant. L'Assez-Bien cède la place à Ma Douleur sur son piédestal et je m'accroche à mon chagrin qui doit être tout aussi irréfragable et incommensurable que l'était (que l'est encore) mon amour. Il est hors de question que je m'en remette, manquerait plus que ça, je ne suis pas si minable. A jamais l'ombre de ton ombre, l'ombre de ton chien, le romantique s'assure une mort de son vivant, lente et douloureuse... mais tellement belle.
Je discutais de tout ça avec mon ami John Lennon qui surfe élégamment sur le « assez bien c'est pas assez bien » tendance « c'est super voyons si ça peut être encore mieux » et je me réjouissais qu'il refuse sa carte de membre au club des autocombustibles. Et comme nous avons décidé de publier nos entretiens (in-8° coquille, relié maroquin ivoire, papier vergé de Hollande, coupe-papier non fourni) pour l'édification des générations futures, en voici en exclu pour vous le premier chapitre.
Parce que ça sert à ça aussi un blog. ;)
Notes
[1] Je fais là référence à la doxa dans le domaine amoureux, je connais trop mal le courant de pensée pour me risquer sur ce terrain même si j'intuite que ça pourrait être comparable. Et je parle bien de romantisme et non de sentimentalisme.
Commentaires
Joli thème, madame Fée. Des pages, des pages d'écriture, des cahiers entiers dans les arbres, désormais, pour tout découler de ces mots là.
Mais ton billet est assez bien pour attendre un peu avant de grimper.
Non?
Pas assez?
Je suis emballée!
Mais, aussi, ah oui, ces foutus points de bascules... moi zaussi, je les guette, et ils m'échappent toujours.
Assez bien, c'est déjà pas mal! Je le sais depuis longtemps et je le vis depuis 3 ans et demi. ;)
Les sentiments, marque de la faiblesse, ne sont pas le sentiment ! L'analyse du sentiment, marque de la force, engendre les sentiments les plus magnifiques que je connaisse.
Ah ben si Bbt en appelle à Lautréamont j'ai plus qu'à aller me planquer sous un tas de cendres ;)
anita > sans blagues ? tu me donnes plutôt à travers ton blog l'impression que tu t'en débrouilles... assez bien justement du point de bascule !
andrem > ben faut pas hésiter à rebondir parce que j'ai l'impression moi aussi que le sujet est quasi intarissable, n'est-ce pas TarValanion ?
Tu as oublié les crypto-romantico irrécupérables dans mon genre et qui ne s'aperçoivent qu'ils furent amoureux qu'une fois qu'ils en meurent, parce qu'ils n'avaient même pas compris (le bien, le assez bien, le pas assez, le trop, le trop peu, le trop plein étant des notions qui leurs sont étrangères) qu'il s'agissait d'amour malgré le 15 tonnes rutilant qu'on aurait pu remplir d'indices concordants.
PS : John Lennon, ah tiens ;-) ...
Gilda> C'est un coup classique, qu'on peut résumer en récemment.
J'ai ai parléTout à fait d'accord avec toi. J'ai toujours trouvée la Bérénice d'Aragon totalement stupide :)
Les petits bonheurs sont le sel de la vie, et ils ne sont petits que parce que ce sont des bonheurs mélangés "au reste"
Ah voué, d'accord pour Bérénice d'Aragon, pas comme Blanche de Castille qui n'était pas romantique pour un sou, et manifestement loin d'être idiote !
(Erm désolée, mais chuis chez moi, je fais les mauvaises blagues que je veux d'abord, et j'ai pas pu m'empêcher.)
Mouarf! tu as eu raison! ... quoi qu'elle a été un peu difficile à comprendre avant le café du matin, j'ai honte!