(Merci à Gilda à laquelle j'emprunte le titre de son blog pour titre de ce billet.)

Un jour nous irons à Vilnius, mes enfants et moi. Nous avons prévu de le faire, un jour ou l'autre.

La ville où mon père est né. Où je crois qu'il est né. Où une partie des informations que j'ai disent qu'il est né. Il n'y a (aurait) vécu que très peu de temps, ses parents étant arrivés très peu après sa naissance à Paris. Nous y chercherons des traces de son histoire familiale, des pogroms qui ont fait fuir ses parents. Peut-être n'y trouverons-nous rien. Quantité de registres ont été détruits ou ont disparu dans des incendies. Je m'attends à n'y rien trouver, comme tant d'autres enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants s'y sont cassé les dents au cours de leurs recherches généalogiques. Enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants dûment estampillés par l'état civil. Recherches légitimes d'enfants légitimes butant sur l'histoire collective.

Un jour, souvent, de temps en temps, je suis allée dans le Marais.

A chaque fois je m'y perds, moi qui ne me perds jamais en ville, encore moins dans la mienne. Je ne mémorise pas l'emplacement des rues. Je ne sais jamais si Marianne et ses falafels sont à ce bout-ci ou ce bout-là de la rue des Rosiers, j'égare le musée Picasso, je ne retrouve pas Muji et ses bouts de coton qui ravissent ma cyberjumelle, la rue des Archives n'est plus ni parallèle ni perpendiculaire à la rue de Rivoli. Je me perds, je m'égare, et je finis immanquablement par me retrouver rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, le nez en l'air, à guetter un signe, une trace, qui me dirait à quel numéro de rue il habitait. Trente-neuf ? Trente-six ? Je crois que c'était sur cour. Je crois qu'il m'a dit que l'appartement donnait sur cour. Ce devait être une maison de vieux, avec des meubles qui sentent le renfermé et des napperons en dentelle. Ou alors c'était chic et de bon goût, comme la boutique d'accessoires de mode que tenait sa femme à Vavin. J'ai parfois traîné des heures autour de cette boutique sans oser m'en approcher à moins de vingt mètres aux heures d'ouverture. Jamais d'assez près pour voir son visage ni elle le mien. Et si ma ressemblance avec mon père m'avait fait reconnaître ? J'y suis allée deux ou trois fois à la nuit, scrutant à travers le rideau de fer ajouré. Chic et de bon goût. Peut-être qu'ils se vouvoyaient ? Quelles étaient leurs conversations le soir ? Dormait-il en pyjama ? Il me manque cette info. Ça serait bête que je regrette de ne l'avoir jamais vu en pyjama s'il n'en a jamais porté. J'ai des souvenirs avec lui dans le Marais : Goldenberg et sa façade un peu comme le carrelage au sol de notre salle de bains au HLM, la boulangerie avec les biscuits en collier, le traiteur avec le foie haché, les strudels rangés dans une boîte pour rapporter à la maison.

Dans une grosse semaine, j'irai – épaule contre épaule – à Maureillas-las-Illas.

Le village où mon père est mort. Ou je crois qu'il est mort. Ou peut-être avait-il été transporté dans un hôpital à Perpignan ou à Paris à la fin ? J'aurais dû lui demander quand je l'ai eue au téléphone, elle me l'aurait dit. Je ne sais pas le numéro ni même le nom de la rue. Peut-être mon gentil messager sur son gris destrier arrivera-t-il à retrouver ça aux archives des annuaires. Sinon je pourrais coller mon oreille sur la façade de chaque maison étroite à deux étages (« ma maison à Maureillas est très étroite, une pièce par étage, trois pièces en tout, avec une terrasse sur l'arrière de la maison »). Je pourrais y coller mon oreille et guetter l'écho de mon nom. « Il parlait beaucoup de vous à la fin. »

Je n'y suis jamais allée, je n'y ai pas de souvenirs. Mais j'ai lu il n'y a pas longtemps, je ne sais plus où, qu'on en fabrique plein de faux à notre insu. Alors je m'en inventerai et je les raconterai à ma cyberjumelle ; à nous deux, on a un taux d'imagination qui crève tous les plafonds des records mondiaux interplanétaires. Surtout pour nos pères. Nous sommes des pros de la paterimagination. Tu vois ce trottoir, Samantdi ? C'est là où je suis rudement tombée en courant après un ballon, j'en porte encore la trace au genou gauche.

Et puis on sonnera à la porte ou je ne sonnerai pas mais aucune importance je vous raconterai quand même. On m'ouvrira et je dirai « J'ai connu le monsieur qui habitait là avec sa femme jusqu'en 1996. » Et on me répondra « Noooon ? Vous connaissiez Fred ? » et puis « Oh, mais dites-moi, ne seriez-vous pas sa fille ? » et puis je suis son petit neveu ou son arrière-grand-cousin ou quelque chose comme ça. « Mais entrez, entrez donc ! » (et je repenserai à cet ami que sa demi-soeur a reconnu tout de suite sans l'avoir jamais vu et comment elle l'a fait entrer dans sa maison et dans sa vie, et comment c'est doux et chaud aujourd'hui et comment je suis heureuse de leur avoir la nuit dernière prêté mon appartement parisien). Oui oui, je vous raconterai comment ils nous ont fait entrer et offert un Vichy-menthe parce que Papa buvait toujours des Vichy-menthe en été et Maman pareil parce qu'elle aimait bien faire comme Papa. Et la journée qu'on a passée ensemble à papoter des couleurs des pyjamas et toutes ces choses importantes. Ils me diront si dans sa famille, ma famille maintenant, on l'appelait Fred ou Fedor ou Ephraïm. Je vous raconterai tout ça. Et comme ça sera écrit ça sera vrai, n'est-ce pas ? Les blogs ne mentent (à l'eau) pas.

Un beau trajet, vraiment.