J’ai mis plusieurs mois (années disent quelques-unes de mes proches) à me rendre compte que je plongeais lentement au fond du trou, jusqu’à ce qu’au milieu de l’année 2008 un toubib me dise stop, madame, vous n’avez pas un coup de mou, vous êtes en dépression.

Quatre mois plus tard, je reprenais le chemin du boulot. Je disais à tous et à chacun « ayé, c’est fini, je vais bien ». Je ramenais autant que possible cette période à une petite parenthèse, disons-le : à un coup de mou. Et de fait, je vais bien. Mais j’ai le sentiment, dès que j’y réfléchis un peu ou dès qu’un grain de sable vient se fourrer dans l’engrenage, que je ne suis pas encore revenue aussi bien qu’avant. Aussi bien qu’avant ? Mais avant quoi, me suis-je demandé ces dernières semaines. C’est curieux comme « pas aussi bien qu’avant » me vient spontanément à l’esprit sans que je puisse situer cet avant.

Met-on aussi longtemps à remonter qu’à plonger ? Si comme l’entendent ces amies j’ai chuté lentement mais sûrement en trois ou quatre ans, me faudra-t-il autant de temps à faire le chemin dans l’autre sens ? Je n’ai que trois repères sur le chemin de ma descente, je ne dis pas que ce sont des faits marquants, dans le sens qu’ils auraient entraîné la chute, voire en seraient la cause, mais ce sont des moments où j’ai bien perçu réellement que je n’arrivais pas à faire face.

En 2005, il y a eu tout d’abord mon désarroi face à la détresse de mon fils, détresse manifeste mais totalement inexprimée, impossible à discuter avec lui, se manifestant par une révolte et une agressivité alternant avec des moments de profond abattement, d’atonie totale. Je ne savais pas en partant le matin dans quel état j’allais le retrouver en rentrant du boulot et parfois j’ai pensé qu’il allait en finir. Ça me hantait, la peur me hantait. Que faire ? Je me sentais si démunie, si inapte à l’aider, si nulle enfin, moi la mère qui assurait un-max-le-cachou-tu-parles. Que faire ? Comment l’aider ? Quelle était ma part de responsabilité et m’acharner à la trouver ne me faisait-il pas perdre un temps, une énergie précieuse à être présente, sur le front ? Au bout de quelque mois de cette vigilance vaine, de nuits jamais complètes, jamais reposantes, une lueur d’espoir est apparue avec le projet de séjour à Bamako pour mon gamin. Il était motivé, quelqu’un là-bas de fiable et de solide était prêt à l’accueillir, à le prendre en charge. Il est parti. Ça a été difficile pour lui. Le voyage était prévu pour trois mois, au bout de la moitié il a voulu rentrer, l’immersion complète en bidonville, la superstition, les rats, il n’en pouvait plus. J’étais moins épuisée, épuisée encore mais moins. J’ai pensé qu’il ne fallait pas qu’il rentre, qu’il ne surmonterait pas un échec de plus et que rentrer avant la fin prévue par lui-même (c’est lui qui avait choisi d’y passer trois mois) l’anéantirait. J’ai parlé souvent et longtemps avec l’homme qui l’accueillait ; nous avons décidé ensemble d’insister, par tranches de deux semaines : tu restes encore un peu, on en reparle, peux-tu tenir deux semaines ou c’est trop insupportable ? De deux semaines en deux semaines, il a tenu. Il était fier en rentrant. Mais de mon côté j’ai dû faire face à de « bonnes âmes » qui désapprouvaient ma décision, me trouvaient cruelle, et (le fin du fin) certains m’ont proposé de le prendre avec eux « puisque tu ne veux pas t’en occuper ». Ma place de mère était invalidée.

Je faisais déjà partie de l’équipe de Dotclear, depuis peu de temps. Hormis le soutien de mes deux plus fidèles amies de la « vraie vie », c’est notamment là, et surtout auprès de Xave et Pep, que j’ai trouvé l’appui le plus constant, le plus présent. Tous les jours (et bien souvent la nuit) ils étaient en ligne, tous les jours ils me confortaient dans ma décision, tous les jours ils savaient m’aider à ne pas trop croire ceux qui me disaient, de fait, que j’étais une bien mauvaise mère. Sur le chat’ aussi, souvent, Zeubeubeu débarquait et me sortait une vanne à la con pour me faire rire et Olivier s’emportait contre les « méchants » avec le sens de la nuance qui le caractérise, c’est que des cons, mets-leur un coup de boule. Quelques semaines après le retour de Meusa, nous nous retrouvions en chair et en os toute l’équipe pour la première fois, autour d’un dîner chaleureux et tendre.

C’est sans doute à la lumière de ce très fort sentiment d’appartenance, de ce il-y-a-une-place-pour-moi, qu’il faut lire l’importance que prit pour moi le deuxième moment où j’ai perdu pied en en étant consciente, en 2007. Si l’on s’en tient aux faits, Dotclear n’est qu’un logiciel, aucune raison que ça bouffe le chou. Et puis quelque temps après la sortie de Dotclear 2, les uns et les autres, pour des raisons qui leur appartiennent, se sont éloignés du projet. Certains sont simplement devenus muets, occupant une sorte de place de membres honoraires, d’autres avaient d’autres chats à fouetter, d’autres des soucis personnels graves. Par manque de motivation ou de temps ou de sérénité, les uns et les autres ne se préoccupaient plus du projet, parfois le considéraient comme un boulet et le disaient avec véhémence. Officiellement, la bande d’amis subsistait, mais son ciment s’effritait.

Je ne décris pas là la réalité, chacun pourrait y apporter son éclairage qui pourrait être très différent du mien. Je parle de ce que j’ai ressenti et uniquement cela.

Bref, il y eut un moment où j’ai eu l’impression d’être la seule suffisamment conne parmi les anciens pour y trouver encore de l’attrait. J’aurais pu me dire que c’était tous des cons ou bien alors qu’ils manquaient de temps ou d’énergie. J’aurais pu aussi me dire que c’était une phase et qu’il fallait laisser du temps au temps, que ça reviendrait (ce qui s’est d’ailleurs produit). Mais non. J’ai juste pensé que j’étais une moins-que-rien, la seule à m’accrocher comme une moule à son rocher à un truc dont tous les autres avaient compris depuis longtemps que c’était inutile. J’ai pensé que ce qui m’accrochait au projet c’était que j’étais désespérément no-life comme disent les djeunz, je me suis sentie pathétique et ridicule. Pitoyable. J’avais honte de moi, vraiment. J’ai démissionné de l’équipe. Je ne me sentais plus capable de tenir l’amitié et ma participation au projet sans que l’un aille à l’encontre de l’autre, parce qu’en tant que contributrice j’avais des exigences inconciliables avec cette phase que traversaient les membres de l’équipe. J’ai choisi l’amitié, j’ai démissionné, proposé qu’on n’en fasse état nulle part, il y avait déjà bien assez de chacals sur le dos de Dotclear. La plupart ont compris mon départ comme ça, pas tous. Je m’en rendais compte, je l’avais même anticipé, mais je n’étais pas capable de rester, même sachant cela. C’était trop destructeur pour moi, ça me renvoyait à trop de solitude, de dévalorisation. Cahin caha, on a colmaté quelques trous, revu un peu la structure organisationnelle pour mieux définir les responsabilités de chacun et le projet ayant repris du poil de la bête les choses ont plus ou moins repris leur cours.

C’est peu après que dans mon entreprise un certain nombre de micro et macro événements m’ont fait pour de bon tomber en carafe. Pour le coup, ces événements-là, s’ils ont certes pris une particulière ampleur par ce qu’ils créaient d’écho à mes fragilités, ont tout de même été le déclencheur net de la mise en panne totale de la machine.

Pourquoi je raconte tout ça ? Parce que je reconnais encore, trop souvent, des « ondes de propagation » des phénomènes paroxystiques ci-dessus dans mes réactions à telle ou telle circonstance intervenant dans ma vie. J’ai l’impression de devoir me battre contre moi-même pour ajuster les choses à leur due proportion, à leur vraie grandeur. Et que j’y parviens difficilement.

Je pense de plus en plus souvent qu’il va me falloir retrouver le chemin d’un divan, un autre, les sentiers sont trop balisés avec la dame du mardi d’autrefois. Je recule encore un peu. Pas envie de relancer la machine à creuser. Mais je ne suis pas sûre d’avoir un autre choix pour me convaincre que j’ai une place quelque part.