C’était ce week-end anniversaire surprise de Lofirst, camarade blogueur rencontré lors de nos débuts avec Dotclear et ami commun de Garfieldd. Lofirst habite en Ardèche et dès que j’eus confirmé ma venue en compagnie de mon galant j’envisageai puis renonçai à l’idée d’en profiter pour pousser jusqu’au village où j’ai vécu un moment. Les routes d’Ardèche tournicotent à qui mieux-mieux, on en avait au bas mot pour deux heures aller et autant au retour depuis notre hôtel.

Je prévoyais donc bien passer mon dimanche à retrouver les fêtards de la veille pour un pique-nique des reliquats des agapes, rentrer sagement à l’hôtel et faire des tas de trucs déssalant ou déssalés. C’était sans compter l’envie de serrer dans mes bras mon amie potière et aussi celle de montrer au gars qui m’a à la bonne ce drôle de village de doux dingues. Au petit-déjeuner nous décidâmes d’aller y faire un tour. A partir d’Aubenas, le ruban des souvenirs s’enroule et se déroule au fil des virages, tiens la jolie maison est toujours là, ils ont agrandi le jardin, tiens ils ont mis un rond-point à ce carrefour si dangereux, oh mince alors ils ont coupé les beaux châtaigniers qui étaient là… Je refais mentalement le voyage du retour des courses, quand le coffre de l’Ami 8 était plein de provisions destinées à tenir trois semaines loin de tout.

Les Vans. Je reconnais tout, rien n’a vraiment changé. On ne s’y arrête pas et on file sur la route de Villefort. Petit pincement au cœur dans le virage où un ami a projeté savamment sa voiture pour être sûr d’y rester sur le coup. Je regarde le paysage, heureuse de retrouver bientôt Greer, oppressée par ces vallons serrés et profonds, ces terres arides. Je retrouve les sensations de bout du monde, de ces terres belles et hostiles. Je me souviens du jour où j’y ai emmené mes enfants il y a quelques années et d’une ado effarée qui répétéait en boucle « Mais maman, mais qu’est-ce que tu foutais là ? »

On prend le chemin la route qui mène au hameau. Waw, goudronné partout dis donc. Certes la largeur ne permet toujours pas de s’y croiser, mais mazette, on doit bien gagner dix minutes pour faire ces cinq foutus derniers kilomètres qui descendent au village. Ah, les ruines du vieux hameau inhabité sont toujours là, plus en ruines encore. Arrive le seul virage d’où l’on voit Elze au loin. J’ai une pensée fugitive pour la source où nous avons capté l’eau puis enterré un tuyau sur quatre kilomètres, sous la haute vigilance de Marcel. Quatre foyers regroupés pour se donner un vague confort. Les gars à la pioche et à la pelle pendant des mois. Un boulot de titan et Marcel que je voyais revenir les lèvres bleues et qui ne voulait pas laisser les autres faire sa part. Ils en ont inventé des stratagèmes pour l’obliger à se reposer les trois autres : « Va donc chercher à boire, on a trop soif. Va vérifier les plans, on doit pas être au bon endroit. Faut qu’on fasse une pause, je suis trop crevé… » Elle doit être là, un peu plus haut.

Je distingue « ma » maison, la plus haute. Elle me laisse indifférente, je l’ai quittée sans regrets ni dépit. La fin d’un épisode, au bon moment, celui où l’on peut partir sans tristesse ni colère.

L’amie Greer et son compagnon nous accueillent les bras ouverts, aussi émus que moi. Nous avons apporté du pain frais et du fromage : j’ai encore le souvenir des bonnes manières de qui se rend en un lieu éloigné de 45 minutes de la première boulangerie. Ils habitent une autre partie de la maison que celle que Greer occupait lorsque j’étais sa voisine mais il y règne la même chaleur de bric et de broc de bon goût, les petits rideaux de dentelle ; les pots, des tasses, des vases, des théières de « deuxième choix », ceux qu’elle ne pourrait vendre et que j’adore par leurs imperfections ; le poele Godin nouvellement acquis pour chauffer la maison au seul coût de la sueur du ramassage et de la coupe des bois environnants ; les tissus tendus sur les murs les moins jolis, les poutres grossièrement poncées et lavées à la saint-marc ; le plancher inégal aux raccords de carreaux de grès « deuxième choix ».

Les sourires ravis meublent les rares silences, il y a tellement de nouvelles à s’échanger. Greer me parle de gens dont j’ai oublié jusqu’aux noms, de leurs enfants devenus grands. On enchaîne le thé à l’anglaise après le café à l’italienne, le cake après la ratatouille. Je veux lui acheter des pots avant de repartir mais tout est dans la voiture, prêt pour aller les vendre au marché de mardi. Elle file plonger dans un carton, presque au hasard, et me rapporte deux tasses que je n’arrive pas à lui payer. Elle dit les avoir choisies au hasard mais elle sont colorées avec ce rouge qui m’avait fait m’exclamer en le voyant sur un « pot raté » de la maison : le rouge est dur à dompter, elle utilise de l’oxyde de fer, réactions imprévisibles à la cuisson avec son vieux four brinquebalant.

Greer Chaplin - Malons-et-Elze

Je voudrais rester encore des heures avec eux, mais je commence à souffrir d’une familière claustrophobie. Ce pays a beau être un lieu de rééducation respiratoire, il m’étouffe : dans le meilleur des cas on voit le flanc de montagne en face qui doit bien se situer à cents ou deux cents mètres à vol d’oiseau. Je m’apprête à donner le signal de départ mais elle propose une promenade. Comment refuser ? Et là c’est le festival, on croise le concentré de ce que j’ai connu il y a bien longtemps : l’eau ne donne pas comme elle le devrait, il va falloir suivre le tuyau dans la montagne pour retrouver où ça cloche, ou voir du côté des containers de décompression s’ils sont tous en bon état ; une camionnette dont les roues sont enlisées dans le fossé qu’on se met tous à pousser tirer pour la sortir de là (en vain, il faudra téléphoner à un paysan d’une autre vallée pour qu’il vienne avec son tracteur) ; la voiture d’une évaporée qui s’est garée en plein milieu du seul endroit où on peut faire demi-tour ; des jeunes en sarouel, jupes longues et dread-locks qui cherchent le lieu de la fête[1], l’air hagard du vingtième joint. Un gars au corps sec et au visage émacié, la cinquantaine grisonnante, s’approche de notre groupe, tombe en arrêt devant moi et me reconnaît en un quart de seconde ; je guette avidement le nom qui sortira de la bouche de mes amis en s’adressant à lui pour ne pas commettre d’impair. Putain, Michel ? Ce gars c’est Michel ? Holalala…

Je regarde la maison de Marcel de loin, pas envie de m’approcher, pas envie d’y voir d’autres que lui. Il ne cessera jamais de me manquer cet idiot.

Le tour du village est fini, nous remontons en voiture non sans s’être promis de se revoir à Paris, très bientôt. J’étais ravie d’y être allée, je suis ravie de rentrer !

Notes

[1] L’un des vingt habitants organisait une « grande fête », ce qui risquait de porter le nombre d’habitants au kilomètre carré à quarante facile.