Dupleix, bonne pioche : malgré plusieurs personnes debout il reste une place assise libre. Après avoir consulté du regard les personnes qui en sont proches pour m’assurer qu’elles ne la convoitaient pas, je m’y installe et sors mon ouvrage en cours.

La Motte-Piquet : je constate que la fin de ma balle de coton est tout emmêlée. Je pose mon ouvrage sur mes genoux et entreprends patiemment de défaire les nœuds – patiemment parce que chacun sait que si on tire, tire, tire, on a toutes les chances de se retrouver avec un paquet inextricable qui laissera comme seule issue le coup de ciseau fatal. Le vieux monsieur près de moi s’extasie : « Oh, on ne voit plus ça, des femmes qui tricotent ou qui brodent dans le métro. Avant il y en avait beaucoup plus, quand j’allais travailler il y en avait toujours trois ou quatre par wagons. Maintenant elles lisent. » Une pause. « Remarquez, je ne dis pas ça pour critiquer, c’est bien aussi de lire, hein ! Pas de raisons que ça ne soit que les hommes qui lisent. Moi j’ai toujours aimé lire alors je comprends les femmes qui lisent. » Il s’inquiète : « Non mais c’est très bien les femmes que les femmes lisent en fait, c’est juste que ça faisait longtemps que je n’avais vu personne tricoter. » Je le rassure d’un sourire, j’ai bien compris. Les personnes en face de nous lui sourient aussi.

Edgar-Quinet/Pasteur : toute concentrée que je suis sur ma tâche, je ne vois pas que le crochet s’est détaché de l’ouvrage et glisse. Au moment même ou je m’en aperçois, il est trop tard. Je me penche immédiatement mais ne parviens pas à le rattraper à temps. Le crochet fuit mes genoux et tinte en tombant. Flûte ! La rame entame sa descente pour passer d’aérien à souterrain, on entend distinctement le roulis du crochet.

Je me penche et cherche à voir sous mon siège, la femme en face de moi en fait autant et nous nous cognons la tête. Elle rit. L’homme qui est avec elle se lève et tente de se pencher également mais il a trop peu de recul sur sa banquette et n’y parvient pas. Le vieux monsieur se lève pour lui dégager de l’espace. De l’autre côté du couloir on interroge : « Vous avez perdu quoi ? » et on se courbe également, à tout hasard.

Le vieux monsieur, toujours debout, plie de 10 degrés vers l’avant et se redresse en s’excusant : « Désolé je ne peux pas me pencher plus… » Son mouvement a gagné les personnes dans l’espace devant les portes ; malgré l’exiguïté créée par le nombre, chacun penche plus ou moins la tête et le corps, à la recherche de mon fugitif. Une petite fille demande à sa mère : « Maman, je peux chercher moi aussi ? » « C’est sale par terre », répond la maman. Soupir. « Bon allez, vas-y. » Toute cette agitation gagne l’autre espace debout. Un jeune homme d’une petite vingtaine d’année se plie en deux et inspecte le sol puis se redresse et s’enquiert, rigolard : « Au fait, on cherche quoi, là ? » « Une aiguille ! », clame le compagnon de ma vis-à-vis. « Mais non, un crochet », rectifie l’expert à mes côtés.

Denfert : une jeune femme assise au milieu du wagon brandit l’objet de mon ressentiment : « Je l’ai ! » Mon crochet passe de main en main jusqu’à moi. Le Saint Graal n’aurait pas été convoyé avec plus de soin. La petite fille s’enquiert : « On cherche l’autre, maintenant ? » « Non, non, on tricote avec deux aiguilles, mais on ne crochète qu’avec un seul crochet », répond un homme près d’elle (décidément, c’est un wagon de savants !) « Ah ! » fait la gamine, dépitée que le jeu soit fini. Puis, bonne pâte : « En tout cas on l’a tous retrouvé ! »

Le mot de la fin appartient alors à une femme dont je ne verrai pas le visage en raison de la foule relativement compacte. Façon Pauline Carton, elle trompette : « Et c’est tant mieux parce que je ne ferais pas ça tous les jours ! »