Il était vachement vieux, genre vingt-quatre, vingt-cinq ans et nous on était d’âge normal, quinze, seize ans quoi. En plus il avait fait la guerre, enfin pas tout à fait mais quasi : il sortait du service militaire où il avait fait partie d’un comité de soldats et était même allé « au trou » pour ça. Wha ! Et puis il parlait de mathématiques ou de physique et ça lui faisait briller les yeux encore plus que quand C. parlait de S. Il avait ce regard-là aussi quand il parlait aux gens, celui qui s’imbibe, s’abstrait de lui-même pour mieux comprendre l’autre.

Un autre de ses attraits, et pas des moindres, était que son grand âge et sa relative autonomie financière lui permettait d’avoir une piaule à lui, sans parents. En fait pas une piaule mais deux, deux chambres de bonne réunies au sixième étage d’un vieil immeuble dont nous grimpions les marches pour nous y retrouver autour d’un thé brûlant. Parfois, souvent même, il se mettait au piano et jouait, du Chopin essentiellement. Moi j’aimais surtout quand il jouait Asturias d’Albeniz, dont je ne découvris que beaucoup plus tard que c’était un morceau pour guitare. Ses doigts et ses mains qui se croisaient sur le clavier me fascinaient.

Son palace était notre point de ralliement, et peu nous importait de devoir aller aux toilettes sur le palier, ça ne faisait que rendre le lieu plus extra-ordinaire que chez nos parents. Et puis à l’occasion l’appartement pouvait servir de baisodrome aussi et subséquemment de théâtre de scènes de rupture et de drame échevelés, de vallée des larmes et de ouate de réconciliations. Je ne sais pas trop où il allait se réfugier quand il libérait ainsi les lieux pour des rendez-vous câlins. Je ne me pose la question qu’aujourd’hui tiens !

… Et puis la vie va. J’ai oublié pourquoi mais on s’est moins vus puis plus du tout. Pour autant qu’il m’en souvienne nulle fâcherie ne nous avais séparés. La vie va.

Mercredi soir, à l’Assassin où se tenait notre habituel rendez-vous mensuel de Paris-Carnet, quelqu’un m’a tapé sur l’épaule en me demandant : « Vous ne vous appelleriez pas Anne C. par hasard ? » Pendant quelques secondes, je me suis demandée comment le lien entre Kozlika et Anne C. avait pu se faire pour un blogueur que je ne connaissais pas. Mais ses traits inconnus et si familiers pourtant, quelque chose dans son regard – deux billes brillantes et attentives, souriantes – et j’ai fait un formidable bond de trente ans vers un duo de chambres de bonne : « Patrick C. ! » C’est très étrange de se connaître si peu et si bien à la fois. Ceux d’entre vous qui ont connu pareille re-rencontre le savent bien.

On est sortis sur la terrasse avec sa commensale[1] et on a balisé quelques repères autour de ceux qu’on n’avait pas perdus de vue. Je ne suis pas sûre que les mots étaient très importants ce soir-là ; ce qui comptait c’était les regards qui disaient qu’on n’allait pas laisser trente ans de plus pour les prochaines nouvelles. Et qu’il n’avait plus beaucoup le temps de jouer du piano. Et qu’il parle toujours de mathématiques et de physique avec le ton du gars qui a trouvé l’eden.

En couleurs.

Son truc bouffe-temps, gagne-pain et conserve de rage de découverte, c’est le rendu wysiwyg de couleurs disparues. Enfin pas disparues mais je ne sais pas comment l’expliquer : en s’appuyant sur les propriétés chimiques et physiques des matériaux, leur réaction au temps et leurs interactions, il a monté un logiciel qui calcule tout ça et « rend » la couleur, par exemple, d’une statue chinoise d’il y a vingt siècles. Il est prof dans une grande école et fait partie de tas d’associations de chercheurs de couleurs mais je n’en dirai pas plus car d’une part je suis déjà largement larguée par ce que je raconte (qui doit être truffé d’inexactitudes et d’approximations) et d’autre part je ne sais pas s’il souhaite être reconnu et qu’on sache qu’il euh… jouait du piano, il y a trente ans.

C’est vraiment une bonne idée ces Paris-Carnet.

Notes

[1] (C’était amusant les gens que je connais et qui nous saluaient et qui sûrement se demandaient mécéki ce blogueur ?)