Le coureur
Par Kozlika le mercredi 17 mars 2010, 16:35 - Lien permanent
Au coin de la rue surgit un homme qui court dans ma direction. Sa foulée est rapide et assurée, bien plus rapide que celle d’un jogger du dimanche, régulière et souple, assurément celle d’un coureur aguerri.
Ma première pensée, que je ne raccroche à rien, est le sentiment de liberté et d’harmonie profonde qu’il dégage, de beauté aussi. Puis me vient cette réflexion : « Punaise, quelle forme pour son âge » - il a soixante-dix ans à vue de nez, peut-être même plus. Il me faut pas loin de quatre à cinq secondes supplémentaires pour réaliser qu’il est entièrement nu.
Quand il me croise, j’entends son souffle régulier et paisible. Son regard ne croise pas le mien, il est tout entier dans sa vie intérieure. Tardant à sortir de mon hébétude, je fais quelques secondes plus tard précipitamment demi-tour et tente de le rejoindre. On ne peut pas le laisser comme ça.
Il y a très peu de monde dans la rue. Je m’essouffle, consciente que je ne le rattraperai probablement pas sans parvenir à me résigner à abandonner. Devant le square de la résidence du bout de la rue, un groupe de jeunes s’interpose et arrête sa course. Ces jeunes je les croise souvent en sortant du bureau ; arrogants, malcommodes, parlant fort, il faut les contourner par la chaussée lorsqu’ils sont au milieu du trottoir car pas un d’entre eux ne laissera le passage.
Je ralentis le pas, me rapproche hésitante. Je me demande si je n’aurais pas dû entrer dans la pharmacie devant laquelle nous nous sommes croisés pour demander de l’aide. Les jeunes ont entouré le coureur, l’un d’eux me voyant me diriger vers eux m’interpelle « Vous connaissez ce dingue ? » Je fais signe que non de la tête et me rapproche encore. Un autre, le regard dur, s’adresse à mon premier interlocuteur, d’un ton sec et hargneux « il n’est pas dingue, il est malade, tu vois pas qu’il est malade, connard ? » L’autre se le tient pour dit et recule d’un pas.
Regard-Dur se tourne à nouveau vers le vieux monsieur, le prend par le bras : « On va vous raccompagner chez vous, vous allez crever de froid, faut pas rester comme ça. » « Je n’ai pas froid, je cours, laissez-moi tranquille », répond l’homme sans le regarder en tentant de se dégager de la prise du jeune homme. L’autre ne cède pas : « Vous habitez où ? ». L’homme ne répond pas mais un autre de la bande fait un geste du menton vers un bâtiment « Je l’ai déjà vu ce papy, il habite là-bas. »
Regard-Dur, la main toujours crochetée au bras du coureur, l’entraîne dans cette direction. « Lâchez-moi, je veux courir, lâchez-moi ! » La voix est à la fois inquiète et impérative. « Oui, oui, vous allez courir, mais d’abord il faut mettre un short », lui enjoint autoritairement le jeune homme. « Ah. Ah ? » L’homme est surpris mais semble rassuré qu’on ne veuille pas définitivement l’empêcher d’exercer sa foulée.
Le gamin - qui a l’air beaucoup plus jeune tout à coup, et beaucoup moins dur - le gamin, disais-je, suspend son souffle une seconde et lâche, comme malgré lui : « Vous allez mettre un short et on va courir tous les deux, d’accord ? Autant que vous voulez. »
Les autres se reculent, font un passage mais ne les suivent pas. Je n’ai pas bougé depuis tout à l’heure, spectatrice de l’étrange scène qui se joue devant moi. Un copain prévient : « Tu vas te faire jeter, c’est un immeuble de gros bourges. Et puis il a pas ses clés », pouffe-t-il. Imperturbable ou plutôt indifférent, le jeune homme rétorque : « Je vais sonner chez les gardiens, on verra bien. »
Je sors de ma torpeur : « Je vous accompagne si vous voulez ? ». ll grommelle « Oué. » Notre trio se met en branle, je pense fugitivement que je vais être en retard au boulot et aussitôt que ça n’a pas d’importance. Dans le hall de l’immeuble on sonne chez le gardien ; pas de réponse. Le gamin me dit : « C’est pas grave on va attendre. Allez-y, madame, ça va aller. »
J’espère ne pas faire d’erreur de jugement mais je sens qu’il veut s’en occuper seul, qu’il veut prendre soin de lui, affronter s’il le faut la méfiance du gardien de l’immeuble. Il s’est donné cette mission. Je fais confiance à mon instinct et je les salue tous les deux. L’homme se met à pleurer « Je ne veux pas être là, je veux courir. » « On va y aller, on met un short et on y va », répète le gosse en litanie. Et vers moi, retrouvant son regard dur et son ton coléreux : « Saloperie de saloperie ! »
Et je sais qu’il ne parlait ni de moi, ni de l’homme. Je cligne des yeux pour lui dire que je comprends, que je suis d’accord, et je ressors de l’immeuble.
Depuis ce matin dans ma tête, tourne en boucle ce poème de José Maria de Heredia, « Le coureur », l’un des premiers que mon papa m’ait fait apprendre par coeur et que j’étais si fière de lui réciter.
Tout à l’heure, en sortant d’ici, j’irai sonner à la loge de l’immeuble. J’espère qu’on les a laissés courir.
Commentaires
Qu’est-ce que j’en ai vu des “Regard-Dur”, des jeunes “arrogants, malcommodes, parlant fort” qui finalement se révélent d’une profonde gentillesse.
C’est juste dommage que souvent nous ayons besoin d’un coureur pour qu’il se mettent à nus.
Amusant (ou triste) j’ai croisé en janvier mais dans le XVIème un homme âgé mais grand et droit, tout habillé du haut et tout nu du bas, mais qui visiblement ne le savait pas. Il faisait moins quelque chose et dans ce quartier chic personne ne s’est soucié de lui (1) qui marchait du pas de quelqu’un qui sait où il va.
Si ça tombe c’est le même ?
(et la même maladie en tout cas).
(1) moi la première qui n’ai pas capté tout de suite ce qui n’allait pas, le temps que ça traverse mon cerveau congelé nous étions déjà loin l’un de l’autre et par ailleurs des amis m’attendaient ce qui peut rendre assez peu altruiste.
PS : les petits durs clichois étaient les plus sympas du temps que j’avais marmots, peu de rides et poussette et souvent des sacs de commissions qui débordaient d’icelle
J’y suis passée ce soir. Le gardien n’était guère loquace. Il m’a dit que « la dame qui s’occupe de lui » était venue chercher le monsieur et que le jeune « ben il est reparti ! » sur l’air de il n’allait pas rester planté là tout de même. Je n’en sais pas plus.
Marc, je crois (enfin il m’a semblé très net) que ce garçon avait déjà connu des situations similaires, sans doute avec un proche. Je me trompe peut-être cela dit.
Belle et triste histoire en même temps. Qui montre d’un coup aussi bien la misère humaine, dans le sens de la maladie, de la dégénérescence, Alzheimer ou autre, que la solidarité ou le fait que l’habit ne fait pas forcément le moine, surtout devant un homme nu…
Une petite vielle s’était perdue un jour du côté de mon jardin, m’appelait Éric et tenait à vérifier que j’avais bien pris mon petit déjeuner. Une autre, un jour, en pleure, m’avouait qu’elle était perdue… faut dire que je suis entouré de 3 maisons de retraite ;-)
je trouve l’histoire irréelle et belle - tellement que j’ai cru d’abord à une invention, ou au récit d’un rêve
et je n’arrive pas à la trouver triste, puisque tu transmets cette certitude, cette foi, que le jeune homme voulait vraiment s’occuper de lui
ce petit jeune, étonnant, non ? Regard dur oui, probablement parce qu’il sait déjà que dans ce cas, il obtient l’autorité que nécessitait la situation. J’aimerais bien savoir de quelle histoire familiale il tire son expérience.
Qu’elle est belle cette histoire… Tu nous narreras la suite, hein ?
Et puis, tu ne sais pas ? Je ne connaissais pas ce poème de Herredia…
Merci Anne !
Je suis sûr que le jeune va essayer d’aller courir avec l’homme un de ces jours parce qu’il le lui a promis (bien que celui-ci peut-être ne s’en souvienne plus) ; mais d’abord il faudra que le premier convainque « la dame qui s’occupe de lui », ça va être le plus dur.
Très belle histoire, oui. Moi aussi, j’ai d’abord cru à une fiction, puis à un rêve. J’avais un oncle qui fuguait, comme ça, habillé par contre. Il allait boire un coup dans un café voisin, puis ne savait comment rentrer. En fin de matinée ou d’après-midi, le patron le raccompagnait, ou le faisait raccompagner. Mais la maison de retraite a trouvé plus simple de verrouiller le portail. Alors, il allait au portail, secouait le loquet, revenait, repartait vers le portail…
Je suis admirative (mais pas vraiment étonnée) de la maturité de ce jeune, de sa capacité à trouver le bon argument pour convaincre le vieux. En effet, il est possible qu’il ait connu une situation semblable…
J’aime bien ce post.
J’aime bien parfois aussi les hargneux qui savent prendre soin.
Poème inconnu de moi aussi jusque là, je me demande comment tu avais réussi à le retenir enfant ! :o)
J’espère tellement que le jeune n’a pas été trop rabroué en proposant de s’occuper de l’homme, que le gardien et l’infirmière ont aussi eu une petite étincelle ce jour-là, que même peut-être ils pourront se revoir.