Maman a quatre-vingt-cinq ans. Depuis quelques mois, elle est de moins en moins mobile et nous envisageons l’achat d’un fauteuil roulant pour la soulager un peu de ces douleurs aux pieds qui lui font redouter tout trajet de plus de cent mètres. Elle n’a aucun problème pour se déplacer dans son appartement, sa démarche est quasiment aussi alerte qu’elle l’a toujours été, mais elle ne peut pas marcher plus de dix minutes sans souffrir.

Comme elle a une voiture (et même deux) avec chauffeur (et même deux), ma sœur se charge depuis plusieurs années d’aller au supermarché pour elle et de lui faire toutes les courses « de fond ». Il y a de petits commerces au bout de la résidence, maman y va faire ses achats complémentaires. Au bout de la résidence, soit 300 mètres environ, aller et retour 600 mètres donc, même ça, ça commence à faire loin…

Nous cherchons des solutions pour éviter la claustration. Ma sœur est surtout tournée vers celles qui lui permettront de sortir de chez elle, physiquement, et s’occupe de choisir un fauteuil avec elle, tandis que je cherche des alternatives pour que son esprit alerte ne soit pas brimé par l’enfermement physique. Le fauteuil ne lui procurera pas une autonomie complète, il nécessite quelqu’un pour le porter jusqu’à la sortie de son immeuble et le pousser ensuite.

Heureusement, les amies chez qui elle va jouer au Scrabble ne sont pas trop éloignées les unes des autres, mais même ces périples-là lui sont difficiles. Si maman adore ces séances, ça n’est pas seulement pour le plaisir de voir ses copines, de voir du monde – bien qu’évidemment cela compte essentiellement – mais aussi parce qu’elle a toujours aimé la gymnastique intellectuelle que ce jeu nécessite, de la même façon qu’elle lit scrupuleusement Télérama et le Nouvel observateur auxquels elle est abonnée depuis la nuit des temps, qu’elle ne rate aucune matinale de France-Inter (ils étaient assez stupides ces humoristes, et pas très drôles, ça n’est pas une grande perte pour le niveau intellectuel de la station mais ça sent mauvais de les avoir virés parce qu’ils n’étaient pas assez obséquieux).

Maman adore aussi aller dans des expos, des conférences, des débats. Nous pouvons de temps à autre l’y accompagner et emprunter sur place un fauteuil, beaucoup de musées en proposent par exemple. Quand elle aura le sien, nous pourrons l’emporter, ça sera encore plus simple. Mais pour une personne si vive et indépendante, je crains que ce manque d’autonomie la mine. Je voudrais qu’elle aie des espaces d’« autogestion » de ses ouvertures sur le monde. Parfois, j’ai le sentiment qu’elle perd même cet enthousiasme-là, cette curiosité insatiable, et ça m’attriste.

Je propose depuis un bon moment de m’occuper de l’acquisition d’un ordinateur et de prendre en charge un abonnement Internet et sa formation, avec l’aide de mes enfants qui sont également volontaires. Mais voilà, dans une famille qui place le papier au-dessus de Dieu, s’il existait, cette proposition était accueillie comme une lubie loufoque, un prosélytisme déplacé d’une geek à tout crin. Maman était finalement la moins rétive : d’un côté elle craignait de se retrouver avec un outil trop évolué alors qu’elle a déjà un mal fou à se servir de son téléphone portable ; d’un autre côté elle en percevait aussi la richesse et craignait de trouver là matière à perdre des heures et des heures de futilités au détriment du Saint Papier. Je me suis entêtée.

Et puis mercredi, à la fin de cette longue et patiente entreprise de persuasion, nous nous sommes rendus chez elle avec l’iPad du gars qui m’a à la bonne. Nous étions convenues elle et moi que c’était une séance « pour voir », juste pour que mon idée soit plus concrète à évaluer avant d’être rejetée. Je lui avais dit aussi que si ça lui semblait vaguement intéressant elle n’aurait pour autant pas besoin de s’engager tout de suite, qu’on lui laisserait l’objet en prêt et qu’après, seulement après, et seulement si elle le décidait, elle en aurait un rien qu’à elle et que je me chargerais de l’acquérir et de prendre l’abonnement Internet.

C’était la première fois qu’elle se trouvait face à un ordinateur.

Une heure. C’est le temps qu’il a fallu – avec une pause carot-cake et Lenôtre-Picard au milieu, faut pas déconner – pour qu’elle soit emballée au-delà de mes plus optimistes espoirs. Au bout de dix minutes, elle allumait et éteignait le bouzin, naviguait dans les panels d’icônes en vraie pro, un quart d’heure plus tard elle essayait tous les effets de transition des diaporamas et choisissait la musique assortie, s’esbaudissait du zoom aux doigts. Puis vint le moment où Fûûlion, grâce à la mise en réseau avec une clé 3G lui montra Wikipedia…

Au cours de cette heure, j’ai retrouvé dans ses yeux cet air de gamine malicieuse et joyeuse que je ne lui avais plus vu depuis longtemps « Oh la la, il est drôlement chouette ce joujou », riait-elle en se tapant sur les cuisses. « Mais dites, je vais pouvoir lire ce journal, là, celui qui a levé le lièvre Bettencourt. Ah oui, Mediapart, c’est ça ! » « Et comment je fais si je veux réserver un billet de train ? Montre-moi », « Qu’est-ce que c’est amusant ! » « Et le clavier, oh que c’est rigolo ce système pour les accents, c’est astucieux dis donc ! »

Et puis : « Bon, alors, combien ça coûte, ce jouet ? Non, vraiment, en plus tu me l’offres ? Mais c’est Noël ! Et je peux l’avoir quand, dis ? »

Dans un mois, Maman ; il y a rupture de stock. Tu crois que tu pourras tenir jusque là ? ;-)