Il était ponctuel au rendez-vous. En kilt. Bien sûr j’avais sur moi mon appareil photo, j’aurais pu immortaliser la tenue venue d’Ecosse, d’autant qu’il le porte bien le bougre. Mais je ne l’ai pas sorti, ni à ce moment-là ni à aucun moment de l’après-midi passé ensemble tous les deux, si bien que les copains en sont restés sur leur faim et peut-être que lui aussi.

Je ne sais pas du tout faire ça ni « psychologiquement » (le mot est un peu fort mais je n’en trouve pas qui reflète le mieux l’idée) ni techniquement. Je ne sais pas réaliser une « séance photo » avec quiconque. Je perds mes moyens, me sens plus observée qu’observatrice et trop souvent mon interlocuteur, c’est fatal, perd son naturel. J’ai en un an tenté quelques portraits dans ces conditions et ils sont tous franchement ratés. Soit le modèle « pose », soit je suis si stressée que je foire lamentablement mes réglages, je cadre n’importe comment de peur de prendre trop de temps à celui qui me l’a accordé, je déclenche avec une sorte de honte, à la sauvette, au mauvais moment. Ça m’est égal que quelqu’un se rende compte que je le photographie, je ne m’en cache jamais, mais je n’y arrive tout simplement pas en « relation principale » entre l’autre et moi.

Dernièrement encore, j’en ai deux fois demandé l’autorisation à des inconnus, une très belle femme fumant le narguilé à la mosquée de Paris et un accordéoniste près du Sacré-Cœur.

J’ai flouté la belle dame, puis – en m’y reprenant (et m’en excusant) une seconde fois – déclenché au moment même ou d’autres personnes se sont interposées dans le champ. Ce que j’aurais voulu prendre, c’est l’instant juste après, quand j’ai baissé l’appareil découragée et qu’elle m’a fait le sourire désolé le plus gentil du monde. Les deux photos sont parties à la poubelle.

L’accordéoniste du Sacré-Cœur chantait en russe, baragouinait quelques mots d’allemand et pas un seul en français. D’un geste, je lui ai demandé si je pouvais le photographier. Les yeux pétillants d’amabilité il a opiné du bonnet tout en continuant à jouer et chanter. J’avais tout mon temps, une lumière impeccable, un large espace pour me placer où je le voulais. Je n’en ai fait que trois, comme si je n’avais pas le droit d’abuser de son accord pour le mitrailler, sans bouger de là où j’étais au moment de la demande, affreusement cadrées, sans modifier les réglages des photos précédentes. Ce n’est qu’en recadrant et triturant la seule passable à coup d’effets spéciaux que j’en ai tiré un vague quelque chose.

Je n’ai pas pris la photo du gars en kilt qui revenait d’Écosse. D’ailleurs, si j’avais osé en faire, ça n’aurait pas été de sa tenue mais de son regard suivant les jolies filles qui passaient. Ça c’est vraiment lui.